Synthèse

Commentaire général

Par Emile Le Bris, directeur de recherche à l'IRD (ex ORSTOM)



1.     L’eau et l’assainissement dans les petits centres et les quartiers défavorisés des grandes villes : un champ en friche dans les domaines de la recherche et de l’expérimentation ?

Tout au long du programme animé par le pS-Eau, il incombait au groupe de synthèse à la fois d'affiner la problématique de départ et de dégager les lignes de force dessinées à la faveur des opérations engagées. Nous sommes partis de trois séries de questions.

1.1    Comment définir la singularité de la démarche sur un sujet a priori difficile et peu abordé ?

  • On explore des "interstices" (quartiers défavorisés, petites villes) généralement négligés par les décideurs nationaux et par les grands opérateurs internationaux. Sur ces territoires "intermédiaires", les deux modèles technologiques de l'hydraulique urbaine et de l'hydraulique villageoise trouvent leurs limites d'application. Est-il possible, cependant, de comprendre ce qui se passe dans ces "interstices" sans prendre en compte des ensembles plus vastes et ne court-on pas le risque, lorsqu'il s'agit de questions globales, de tirer des conclusions hasardeuses à partir d'investigations portant sur des terrains singuliers ?
  • On propose une étude précise du rapport usager/distributeur. Il a été assez rapidement admis qu'il fallait privilégier le triangle usager/opérateur/élu ?
  • On pose la question : "échange ou transfert ?". Cette question, située au coeur de toute démarche de coopération, trouve ici un terrain d'application d'autant plus intéressant qu'il met en scène dans des rôles importants des acteurs autres que les acteurs publics.
    En partant d'une hypothèse fondatrice qui renvoie explicitement à une problématique économique, les initiateurs du programme ont paradoxalement conduit les équipes à mettre en lumière la difficulté à attribuer une valeur économique aux ressources environnementales. Il s'agit là d'un problème central dans la problématique du développement durable.

1.2    Comment confronter les questions relatives à l'approvisionnement en eau des petits centres et des quartiers défavorisés à des questions plus larges relatives à la gestion urbaine ?

Si certaines des questions "englobantes" ont un rapport direct avec l'amélioration des systèmes d'AEP dans les quartiers défavorisés des grandes villes et dans les petits centres (je pense en particulier au rapport privé-public et à la décentralisation), d'autres préoccupations situées aujourd'hui au coeur des recherches urbaines tant au Sud qu'au Nord semblent a priori plus éloignées des préoccupations du programme : quels modèles de ville et quelles formes urbaines ? Comment combattre la "spoliation urbaine" en conciliant les exigences de "bonne gouvernance", de citoyenneté et de démocratie ? Ces questions suscitent des réponses pour le moins ambivalentes dans un monde où les convictions idéologiques prennent le pas sur l'analyse scientifique.

Sans doute sera-t-il également nécessaire de proposer certaines comparaisons internationales pouvant éclairer les choix opérés (ou à opérer) en Afrique.

1.3    Les opérateurs ont-ils réellement besoin de recherche ?

Le programme a sans doute soulevé davantage de questions nouvelles qu'il n'a été en mesure de répondre à toutes les questions posées ! Éternel paradoxe de la démarche de recherche, en particulier dans les sciences économiques et sociales. Tout indique que, plus que de recherche sensu stricto, les opérateurs ont besoin "d'expertise collective" propre, dans un temps très court, à faire le point sur les résultats antérieurement acquis par les chercheurs sur le thème qui les intéresse. Il faut bien pourtant que cette "expertise collective" soit alimentée de façon continue par de nouveaux travaux dont il est de plus en plus difficile de trouver les financements à long terme sur les terrains du Sud.

Les considérations qui suivent s'organisent en fonction de deux moments-clés du programme : la phase de capitalisation des résultats de recherche et d'expérimentation d'une part, l'exercice de regard décalé par rapport au contenu du colloque-bilan de Ouagadougou d'autre part. On s'efforcera, en conclusion, d'explorer les suites à donner à une entreprise dont chacun s'accorde à reconnaître la fécondité.


2.    Fournir un cadre d'interprétation des acquis du programme : mise en perspective de la question de l'eau

Si l'on en croit la Conférence internationale de l'eau tenue à Paris en mars 1998, un être humain sur quatre manque d'eau et la moitié des habitants de la planète sont dépourvus d'un assainissement satisfaisant. Alors que la population du globe a été multipliée par trois au cours de ce siècle, la demande en eau a, elle, été multipliée par sept et la surface des terres irriguées par six. Dans les cinquante dernières années, la pollution des aquifères a réduit les réserves hydriques du tiers. Enfin, l'eau est fournie à des mégapoles dont la demande suppose des coûts associés de mise en service et de retraitement exponentiels. L'accès à la ressource en eau est donc potentiellement source de conflits que l'on maîtrisera si les problèmes de l'eau sont intégrés dans des schémas de développement économique et social soucieux de préserver les écosystèmes à l'échelle régionale, et sans doute à l'échelle mondiale.

Les seuls enjeux urbains au Sud sont tels qu'en matière d'investissements, il s'agit de réaliser en quelques années ce qui s'est fait ailleurs en plusieurs décennies. à l'échelle mondiale, les perspectives d'investissements dans le domaine de l'eau sont, pour la prochaine décennie, de l'ordre de 600 à 800 milliards de dollars. Or, certains estiment que pour quelques milliards de dollars par an pendant un peu plus d'une dizaine d'années, de 2,5 à 3 milliards de robinets d'eau pourraient être mis à disposition de ceux qui en ont un urgent besoin. De tels écarts dans les chiffres renvoient peut-être au fait que la plupart des bailleurs de fonds et de décideurs publics exemptent curieusement des investissements pourtant très lourds des évaluations économiques requises dans d'autres secteurs comme le logement ou le transport. Une planification optimale des investissements suppose en tout état de cause que l'on dépasse l'évaluation de la demande à la date de mise en service des équipements pour raisonner en terme d'évolution de la demande sur toute la durée de vie de l'équipement. Comment concilier une telle exigence avec la rapidité de la croissance démographique et spatiale des ensembles urbains concernés (et la mauvaise connaissance que l'on a de ces dynamismes en temps réel) ?

On assiste aujourd'hui à un retrait de l'État au profit d'une privatisation et d'une réorganisation des responsabilités. L'idée de base est la suivante : si l'eau doit être considérée comme un bien public, sa gestion doit être privée. Le rapport des Nations unies sur l'évaluation des eaux douces du monde affirmait en 1997 qu'il "faut une approche plus orientée vers le marché pour gérer les fournitures d'eau, et l'eau doit être une marchandise dont le prix est fixé par l'offre et la demande". Plus précisément, sur les terrains privilégiés par le programme, la tendance est à la privatisation de la maintenance des moyens d'exhaure monopolisée aujourd'hui par les services de l'État et à la formalisation des relations que les distributeurs privés "informels" entretiennent avec la puissance publique.

Élément vital chargé de symboles, de culture et de spiritualité, l'eau peut-elle être traitée en Afrique comme une marchandise banale ? En outre, toute initiative en matière d'AEP vient modifier les logiques d'intérêt et les compromis sociaux. Sans remettre en cause la nécessité des pratiques de concertation, il faut tenir compte des luttes sociales visant à la concentration des investissements sur les plus défavorisés. à l'échelle mondiale, les avis divergent mais tous s'accordent sur la nécessité de mettre en oeuvre un "contrat mondial de l'eau" (Groupe de Lisbonne, 1995), de promouvoir une "éthique de l'eau" propre à lever la confusion entre valeur et prix de l'eau.

La question de la protection de la ressource est également au coeur de nombreux débats. Or, l'approvisionnement des grandes concentrations humaines suppose aujourd'hui que l'on raisonne à la fois à l'échelle micro et sur des espaces très vastes transgressant les frontières d'États et, a fortiori, les frontières communales.

J'ai choisi de confronter les résultats des recherches et des opérations pilotes du programme aux analyses produites par les chercheurs sur trois grandes questions.

2.1    Quels rapports privé-public ?

Cette question est le plus souvent posée dans des termes qui concernent les grandes villes dans leur ensemble. Les recherches financées par le ministère de la Coopération montrent cependant qu'elle demeure pertinente sur les terrains abordés dans le cadre du programme.

* Premier scénario

Les problèmes posés sont à la mesure de grands opérateurs privés de taille internationale. Or, le phénomène de la grande entreprise urbaine est relativement nouveau en Afrique et il faut construire des partenariats inédits entre ces entreprises internationales et les gouvernements locaux. Dans un domaine où les "lois du marché" ne sont pas directement opératoires, les relations contractuelles entre partenaires doivent s'apprécier dans un environnement régulatoire global dont les principales composantes sont :

  • la légitimité des élus locaux censés garantir les principes d'égalité et de continuité du service public face à des entreprises dont la logique est de privilégier les gros consommateurs solvables ;
  • la définition précise du domaine public renvoyant au principe de non-divisibilité des réseaux ;
  • des fondements juridiques réglementant les conflits et garantissant des investissements très lourds avec de forts délais de retour sur investissements.

La délégation de service public (partielle ou totale), et a fortiori la privatisation, laissent une grande liberté d'action à l'entreprise, mais celle-ci ne fonctionne pas de façon séparée de la puissance publique locale, laquelle décide - par le choix du type de contrat - de l'organisation optimale du système socio-technique permettant de satisfaire au mieux et sur le long terme les usagers. Les marchés en monopole doivent ensuite être contrôlés afin que l'entreprise n'abuse pas de sa position dominante. Il faut savoir que le contrôle a un coût et que l'indépendance de l'organisme de contrôle n'est pas garantie avec le temps (influence, corruption). Le risque se trouve décuplé lorsque l'intérêt public se confond avec l'intérêt privé d'une classe politique restreinte. Enfin, le risque que les critères de contrôle se limitent au seul point de vue financier est d'autant plus grand que les montages passent par un financement international.

*Deuxième scénario

Comment imaginer, dans ces conditions, un transfert pur et simple du modèle précité, là où, de surcroît, un grand nombre de citadins vit dans une très grande précarité et a tendance à considérer que "tout ce qui est public est gratuit" ? Est-il possible d'imaginer des scénarios alternatifs où, aux grandes entreprises internationales, se substituent des "acteurs collectifs" locaux capables d'articuler efficacité entrepreneuriale, financements internationaux et mobilisation des populations ? La rapidité de la croissance urbaine conduit en effet à considérer que certaines solutions alternatives d'approvisionnement (sources, puits, mares, etc.) ne pourront constituer à terme que des solutions d'appoint.

Pour l'Organisation syndicale internationale des services publics (ISP, 1993), "la meilleure solution est de confier la mise en place des services de l'eau et leur exploitation aux pouvoirs publics", tant il est vrai que "la concurrence illimitée dans le domaine de la fourniture et du traitement de l'eau va à l'encontre de l'intérêt public". D'autres, dans le cadre du programme, estiment que, même si le marché est inapte à traiter la question des biens collectifs, il faut se féliciter de la remise en cause des systèmes centralisés de décision, d'investissement et de gestion, y compris au niveau municipal. Les solutions envisagées sont fondées sur la solidarité et la subsidiarité active donnant la parole à tous les acteurs, et attentives aux savoir locaux. Comment réguler les relations entre tous ces acteurs ? Sachant que la conception du contrat écrit renvoie à une culture exogène, il est proposé "d'inscrire les contrats dans un processus dynamique d'apprentissage d'un nouveau mode de relation entre acteurs". Le service de l'eau pourrait dès lors être pleinement assuré par des associations d'usagers, préfiguration d'une véritable "maîtrise d'oeuvre sociale".

On peut enfin s'interroger sur ce qu'il advient du rapport privé-public dans le cadre d'une logique de projet imposée par les bailleurs de fonds. Ceux-ci ne connaissent que l'interlocuteur public de niveau étatique, même lorsqu'ils prônent le recours à la " participation populaire ". Par ailleurs, l'horizon borné du projet se prête mal à des apprentissages de longue haleine dans les champs sociaux et institutionnels. Une telle démarche est même à l'origine d'une " prolifération institutionnelle " génératrice d'incohérence et d'incertitude.

2.2    Décentralisation et "bonne gouvernance"

Au lendemain de l'indépendance, la plupart des pays africains francophones avaient investi la puissance publique (à travers des sociétés d'État) du soin de gérer les problèmes d'AEP. Les quartiers défavorisés et les petits centres furent largement ignorés par ces opérateurs publics. L'échec d'expériences de gestion municipale de l'eau au cours des années 60 pèse sans doute lourd aujourd'hui dans la réédition de telles expériences.

A un État néo-patrimonial centralisateur, succéderaient donc des dispositifs de pouvoirs locaux multipolaires. La question posée est celle de la prise en charge par ces pouvoirs locaux de missions d'intérêt public. Une telle question est d'autant plus pertinente que l'aventure technologique et financière de modernisation des réseaux participe elle-même d'une réorganisation du pouvoir local.

La décentralisation et l'ouverture démocratique ont souvent résulté, en Afrique subsaharienne, d'injonctions externes. L'un des rapporteurs relève le paradoxe actuel entre les politiques nationales de l'eau et les politiques de décentralisation. Considérés à tort comme équivalents, les deux processus de décentralisation et de démocratisation ont néanmoins participé, du fait de leur simultanéité, d'un mouvement de diversification des logiques partenariales dans la conduite des affaires de la cité. Des réseaux d'acteurs à géométrie variable porteurs d'intérêts sociaux spécifiques sont entrés en action. Ils ont formé des coalitions d'intérêts ayant le plus souvent un caractère temporaire, ce qui a eu pour effet d'aggraver la labilité politique des villes africaines. Il est difficile, dans ces conditions, de postuler, à propos de ces villes, une capacité d'intégration d'acteurs multiples en un acteur collectif pesant d'un poids significatif et apte à défendre des stratégies propres à l'égard de l'État et des bailleurs de fonds internationaux. Les budgets communaux cumulés atteignent à peine 5 % du budget de l'État (contre 50 % dans les pays européens). Plus encore, l'incapacité des pouvoirs publics, au cours des dernières décennies, à créer des espaces d'identification et de sécurité citoyennes extra-communautaires explique pour une grande part cette inaptitude.

Comment, dans ces conditions, rendre effective l'action publique dans les " espaces marginaux " et y garantir un minimum de continuité de ce que l'on ose à peine appeler " service public " ? Les réponses se fondent le plus souvent sur un modèle de gouvernabilité recourant à la " démocratie participative " enfermée dans la logique de projet, laquelle est appelée à constituer en quelque sorte la forme " basique " du lien social. Le recours de plus en plus fréquent, dans le champ du programme, à des structures associatives, conduit à s'interroger sur leurs compétences techniques. Un tel mode de gestion est-il pertinent économiquement et techniquement, ou matérialise-t-il des choix idéologiques ?

Les intervenants étrangers " vendent " de leur côté une modernité politique incarnée par la figure du city manager là où la décentralisation ne fait souvent qu'encourager le renouveau du clientélisme à base locale. En viennent ainsi à coexister en cercles concentriques des systèmes sociaux qui fonctionnent selon leur logique propre - c'est-à-dire en l'absence de toute conception citoyenne de l'espace et du service publics - et se côtoient sans s'interpénétrer. Seul traverse ces logiques un petit entreprenariat local à base familiale et clientéliste, habile à réaliser son " accumulation primitive " à partir des opportunités ouvertes par l'aide internationale. Ces acteurs participent à leur niveau d'une " exploitation minière " de la ressource en eau. Toute la question est de savoir s'ils seront en mesure de se consolider en tant que classe sociale apte à imposer de nouvelles règles du jeu. Beaucoup se contentent pour le moment de " chasser les contrats ", source inespérée de légitimité. Il est douteux, en tout état de cause, que ces " règles " s'accordent avec celles de gouvernements urbains faisant appel à une participation démocratique des citadins-citoyens, ou même qu'elles forment le soubassement d'un consensus durable autour d'un pouvoir politique dans et sur la ville.

2.3    Modèles de villes et logiques d'aménagement

Le champ géographique couvert par l'appel d'offres (quartiers défavorisés, petits centres) met en question les représentations occidentales de la ville et appelle à une interrogation sur le sens même des villes :

  • on n'y retrouve pas le modèle d'organisation compacte et continue autour d'une centralité forte à l'origine des grands réseaux urbains. Si l'on considère que la superficie d'une grande ville africaine triple lorsque sa population double, on peut en déduire que, globalement, la densité baisse, jusqu'à descendre à moins de dix habitants/ha dans les lointaines périphéries ;
  • on y cherche en vain les valeurs de la citoyenneté à travers lesquelles l'égalité devant le service public est assimilée à l'égalité devant la loi. On a également quelque peine à identifier des territoires locaux jouant le rôle intégrateur des intérêts particuliers et des politiques sectorielles nationales ;
  • les valeurs attachées aux solidarités communautaires, dernier rempart contre l'exclusion, sont, lorsqu'elles subsistent, parfois porteuses d'un cloisonnement de la ville en territoires étanches fortement autocentrés sur l'expression de cultures propres (thèse de l'archipélisation des villes).

Cette interrogation sur le sens des villes est d'autant plus pertinente que nombre d'auteurs ont mis en évidence la forte dimension territoriale et urbaine des entreprises d'eau. Ils ont montré que les solutions adoptées dans le secteur de l'eau potable ont des effets d'entraînement pour le développement d'autres infrastructures urbaines et, par conséquent, exercent une influence sur les formes urbaines. On peut légitimement s'interroger sur les effets sociaux (intégration ou exclusion) des formes spatiales ainsi générées.

Cette nécessité d'une approche intégrée est bien mise en évidence à propos des relations entre eau potable et santé. Le rapporteur montre qu'il est extrêmement difficile, dans l'évaluation de l'impact sur la santé, de faire la part des actions d'assainissement, des opérations d'AEP et des initiatives en matière d'éducation sanitaire. Il relève que l'assainissement est presque toujours le parent pauvre des politiques urbaines.

Une dernière question mérite d'être rappelée : Peut-on parler du caractère " local " de la ressource en eau ? Apparemment absente des réponses à l'appel d'offres, cette question en appelle une autre : à quel niveau de décentralisation se décident les modes de gestion et de préservation de la ressource ? D'une manière générale, on observe que l'intercommunalité se fonde sur la gestion des réseaux mais, en ce qui concerne la ressource en eau, c'est à un niveau supérieur (agences de bassin) que s'exercent les régulations décisives pour la préservation de l'environnement (actions sur le cycle de l'eau - captage/usage/rejet - et application d'une parafiscalité à partir du principe pollueur-payeur). Les questions, ici posées en terme d'aménagement du territoire, ne sont plus du seul ressort des jeux de pouvoir à l'échelle locale.


3.    Retour sur image : trois jours de débat pour forger quelques points de vue consensuels

La rencontre de Ouagadougou avait vocation à conclure trois années de travaux au confluent de la recherche fondamentale, de l'expertise collective et de l'expérimentation. Je dois d'abord souligner la qualité de la restitution des synthèses d'axes ; les débats qui ont suivi chacune des présentations ne furent pas exempts de " disputes " souvent intéressantes - ainsi celle qui opposa les " barons de l'eau " aux " soutiers de l'assainissement " -, mais, dans l'ensemble, ils privilégièrent la recherche de consensus autour d'un certain nombre de questions majeures telles que :

  • la nécessité des privatisations et les vertus de la concurrence, mais…
  • l'absolue nécessité de conforter l'acteur public dans sa fonction de régulation et de bien définir l'articulation État/municipalités ;
  • la reconnaissance des modes communautaires de gestion de l'eau mais leur insuffisante professionnalisation ;
  • la difficulté à établir des relations simples de cause à effet entre eau et assainissement d'une part, eau, assainissement et santé d'autre part.

Loin de moi l'intention de chercher, de quelque manière que ce soit, à briser ce consensus, fruit d'une démarche scientifique rigoureuse. Et pourtant... Sans remettre en cause certains acquis des programmes de recherche et des actions-pilotes, qu'il me soit permis, dans un premier temps, de pointer certaines lacunes ou biais inhérents au programme lui-même. Je développerai ensuite deux points de vue critiques se rapportant aux échanges auxquels nous venons de participer.

Dans sa définition générale, le programme embrassait un champ hétérogène : les petits centres et les quartiers défavorisés des grandes villes souvent assimilés abusivement aux seuls quartiers périphériques. Bien que ce champ ait été défini à partir d'un critère géographique, il me semble que l'on a eu trop tendance à occulter la dimension proprement territoriale et urbaine de la question de l'eau. J'avancerai deux remarques à cet égard :

  1. les participants au programme n'ont-ils pas "fonctionné" à partir d'un double postulat ? D'une part celui de l'assimilation des petits centres au mode villageois (rural) de la production et de la gestion de la ressource en eau ; d'autre part, celui de l'existence d'une grande ville duale dont on pourrait traiter une partie (la ville "irrégulière") sans s'occuper de l'autre (la ville "légale") ;
  2. or, les questions abordées tout au long du programme renvoient à la question de la spoliation urbaine, au phénomène d'exclusion d'une partie significative des populations urbaines du sol et des services. Ceux qui travaillent sur cette question ont bien montré qu'elle devait se traiter à l'échelle de la ville tout entière et non de manière partielle et localisée.

J'observe aussi que le programme n'a pas envisagé de traiter en tant que telles les "marges des marges" : je veux parler en particulier des sans-abri et autres enfants de la rue, mais aussi d'une réalité malheureusement de plus en plus répandue sur le continent africain, les camps de réfugiés.

Je voudrais enfin indiquer que si l'on s'est beaucoup préoccupé de la question : "comment agir localement ?", on a prêté une moindre attention à la nécessité de "penser globalement". Cette nécessité se manifeste de deux manières. D'une part, il convient d'articuler sur un territoire donné les réflexions et les actions sur l'eau potable, sur l'assainissement et sur l'éducation sanitaire, mais aussi sur d'autres types de services. D'un autre côté, il importe de ne pas oublier la situation de dépendance des pays étudiés, dépendance qui conditionne les choix technologiques et les lieux d'acquisition des équipements, mais aussi ceux opérés en matière de gestion.

Un certain nombre d'interventions au cours du séminaire de Ouagadougou ont insisté sur la nécessité de prendre en compte de manière dynamique des enjeux que l'on envisage souvent à court terme et de manière statique. Je partirai, pour illustrer le propos, de la question du dimensionnement des équipements. Si, en la matière, les choix sont souvent erronés, c'est bien parce qu'on ne les a pas inscrits dans des scénarios multi-critères de développement urbain. Il s'agit, en effet, à partir de données et d'analyses - dont, il est vrai, on ne dispose pas toujours - de postuler un certain nombre d'évolutions conditionnant l'approvisionnement en eau potable sur le double registre qualitatif et quantitatif :

  • Dynamiques démographiques et spatiales : peut-on pallier l'insuffisante régularité des RGP (recensements généraux de la population) en recourant à des enquêtes locales souvent bâclées ? Comment passer d'une appréciation globale des effectifs bruts à des données localisées suffisamment fines pour bien apprécier l'évolution des densités ?
  • Dynamiques foncières : elles constituent bien souvent le point aveugle dans les grands programmes d'équipement.
  • Évolutions sociologiques affectant les rapports entre individus et groupes : il importe de tenir compte de la multiplication des familles monoparentales et de l'évolution du rôle des femmes moins disposées à réserver du temps pour l'approvisionnement en eau aux sources "hors réseau".
  • Évolutions macro-économiques : quels sont les effets des programmes d'ajustement et des mesures d'ordre monétaire ?
  • Scénarios politiques : stabilité ou non-stabilité à l'échelle des États, crédibilisation ou non-crédibilisation de l'acteur municipal ?

Sans doute n'avons nous pas suffisamment mis ces différentes variables en perspective historique pour tenter de comprendre comment elles interagissent. Il convient, en tout état de cause, d'observer le caractère extrêmement brutal et parfois imprévisible de la plupart des évolutions. Il faut enfin, comme cela fut esquissé, se livrer à une critique rigoureuse de la "logique de projet" comme lieu d'expérimentations à court terme trop souvent prisonnières d'un argumentaire technico-économique.

D'une manière générale, je dirai qu'il faut abandonner l'idée d'enchaînements linéaires pour travailler sur le déséquilibre et selon le principe d'incertitude.

Mon sentiment est que bien des "certitudes scientifiques" se trouvent surdéterminées par des questions englobantes de nature idéologique. Je retiendrai trois exemples pour illustrer le propos.

  1. Il est de bon ton de considérer comme un faux problème l'opposition entre le service public et le marché, comme si une telle opposition ne renvoyait pas à des choix de société radicalement différents. Au nom des dysfonctionnements réels des sociétés de monopole parapubliques et des vertus ontologiques de la concurrence, faut-il passer par profits et pertes les principes de continuité, d'égalité et de qualité constitutifs du service public ? Les participants ont bien mis en évidence la multiplication des acteurs, concurrents pour une même fonction. Une telle situation est-elle saine dans la mesure où nul ne la contrôle ? J'ai retenu l'émergence, dans le cadre de la "logique de projet", d'acteurs artificiels qui se désintègrent une fois le projet achevé. C'est l'illustration parfaite de stratégies opportunistes trop souvent glorifiées au nom des vertus du secteur informel en matière d'auto-emploi.
  2. Il ne fut en revanche pas répondu à une question qui me paraît pourtant essentielle : l'eau peut-elle être source de fiscalité locale ?
    A trop vouloir assimiler l'eau potable à une banale marchandise, on finit par oublier qu'il s'agit d'un "bien commun" et nul ne se sent plus concerné par la question pourtant primordiale de la protection de la ressource. De quelle autorité dépendra, en particulier, l'application du sain principe "pollueur-payeur" ?
  3. Au nom du même "prêt-à-penser", la décentralisation nous est présentée comme la meilleure garantie pour atteindre l'efficacité et promouvoir la démocratie.

Une première question mérite d'être posée : la décentralisation procède-t-elle d'une volonté endogène ou constitue-t-elle une nouvelle conditionnalité de l'aide internationale ? D'un autre côté, l'absolue vertu du principe de subsidiarité dispense-t-elle de s'interroger sur les échelles pertinentes de décentralisation selon les fonctions que l'on se propose d'assumer ? Comment prendre en compte enfin la nécessité des politiques nationales de l'eau dans un contexte de décentralisation et quel rôle peut être dévolu à l'acteur municipal dans ce domaine ?

Les participants au séminaire ont relevé l'extrême discrétion de cet acteur dans nos débats. Comment apprécier l'apparent paradoxe entre cette présence discrète et l'insistance mise sur l'impératif décentralisateur ? Il fut beaucoup question de "démocratie participative", comme si ce "mode naturel au village" (?) s'avérait être la forme politique adéquate dans les petits centres et dans les quartiers défavorisés des grandes villes. J'ai, quant à moi, retenu l'expression forte d'un participant stigmatisant la "démocratie des grandes gueules promptes à se muer en bouffeurs de fonds"... Ne faut-il pas, si l'on veut recrédibiliser l'acteur municipal, reconsidérer les conditions de fonctionnement d'un jeu à trois personnages : la coopération internationale bi et multilatérale, les ONG calées sur la "logique de projet" promue par la coopération internationale et les municipalités largement mises hors-jeu ?

Comment ne pas suivre ce spécialiste de l'Amérique latine qui trouvait "baroque" l'idée de maîtrise d'oeuvre sociale à propos de l'eau ? Les exercices de médiation sont certes toujours utiles, mais le jeu démocratique local ne s'affermira que si les élus locaux sont affrontés directement aux luttes sociales menées au nom du "droit à la ville" et négocient directement avec ceux qui sont porteurs de ces luttes.

On voudra bien m'autoriser un propos provocateur au terme de trois jours de débats à Ouagadougou. J'ai été intéressé - et quelque peu surpris - par l'insistance de nombreux intervenants sur le diptyque "carte imprimée/contrat écrit" comme garant d'un bon approvisionnement en eau potable. Certains ont il est vrai fait observer qu'en matière de régulation du service, le contrat formel ne suffisait pas. De mon côté, je ne peux manquer de rappeler que c'est en grande partie autour de ce diptyque que s'est jouée la pénétration occidentale en Afrique par disqualification du cortège de représentations autochtones (véritable carte mentale) des rapports de l'homme au territoire et de rapports de confiance fondés sur l'oralité. Ce séminaire nous aura donc permis d'assister de manière inattendue à un vertigineux retour de l'histoire.


En guise de conclusion...

Le colloque de Ouagadougou a atteint ses principaux objectifs en ce sens qu'il aura permis de restituer à un public africain directement concerné les acquis du programme piloté par le pS-Eau et d'identifier certaines questions-clés en débat.

Il s'est heurté aux obstacles habituels, concernant une rencontre qui mélangeait ambition académique et volonté d'expertise collective à l'usage des décideurs et des opérateurs. On a de toute évidence raté deux cibles : les grands opérateurs privés capitalistes et les municipalités. Dès lors, les discours sur la privatisation et sur la maîtrise d'oeuvre sociale suscitaient une confrontation inaboutie entre représentants de l'État (africain et français) et représentants associatifs. Comment parler, dans ces conditions, "d'appropriation du programme par les Africains" ? Il s'agit de savoir si, en lançant le programme, nous avons répondu à une demande explicite des Africains. Sinon, forts des principaux résultats du programme, qui voulons-nous convaincre aujourd'hui ?

Comment concevoir, à plus long terme, les outils d'approfondissement des acquis du programme ?

Il me semble qu'au-delà de ses vertus " informatives ", une telle initiative doit s'efforcer de contribuer à éclairer les politiques, politiques mises en oeuvre par les autorités locales en matière d'AEP, mais aussi politiques de coopération internationale appliquées à ce domaine. Un policy paper, proposé par la partie française, donnerait une réelle signification au lancement d'un réseau de partenaires franco-africains. La réalisation d'un tel document pourrait en partie s'appuyer sur les résultats du programme.

Il me semble, par ailleurs, que le programme doit se préoccuper de contribuer à des actions de formation ; des documents pédagogiques reprenant quelques grandes idées-forces du programme pourraient servir de matière première dans le cadre de filières de formation initiale ou continue à identifier.

Il faudrait enfin susciter de nouveaux programmes de recherche correctement dotés sur une base pluriannuelle. Les leçons tirées du présent programme devraient permettre de resserrer l'éventail thématique d'un futur appel d'offres. La mise en oeuvre de nouvelles recherches devra s'attacher particulièrement à consolider les capacités des centres de recherche africains.



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