| Synthèse | |
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Commentaire général |
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Par Emile Le Bris, directeur de recherche à l'IRD (ex ORSTOM) |
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1. Leau et lassainissement dans les petits centres et les quartiers défavorisés des grandes villes : un champ en friche dans les domaines de la recherche et de lexpérimentation ?Tout au long du programme animé par le pS-Eau, il incombait au groupe de synthèse à la fois d'affiner la problématique de départ et de dégager les lignes de force dessinées à la faveur des opérations engagées. Nous sommes partis de trois séries de questions. 1.1 Comment définir la singularité de la démarche sur un sujet a priori difficile et peu abordé ?
1.2 Comment confronter les questions relatives à l'approvisionnement en eau des petits centres et des quartiers défavorisés à des questions plus larges relatives à la gestion urbaine ?Si certaines des questions "englobantes"
ont un rapport direct avec l'amélioration des systèmes
d'AEP dans les quartiers défavorisés des grandes villes
et dans les petits centres (je pense en particulier au rapport privé-public
et à la décentralisation), d'autres préoccupations
situées aujourd'hui au coeur des recherches urbaines tant au
Sud qu'au Nord semblent a priori plus éloignées des préoccupations
du programme : quels modèles de ville et quelles formes
urbaines ? Comment combattre la "spoliation urbaine" en
conciliant les exigences de "bonne gouvernance", de
citoyenneté et de démocratie ? Ces questions suscitent
des réponses pour le moins ambivalentes dans un monde où
les convictions idéologiques prennent le pas sur l'analyse
scientifique. 1.3 Les opérateurs ont-ils réellement besoin de recherche ?Le programme a sans doute soulevé davantage de questions nouvelles qu'il n'a été en mesure de répondre à toutes les questions posées ! Éternel paradoxe de la démarche de recherche, en particulier dans les sciences économiques et sociales. Tout indique que, plus que de recherche sensu stricto, les opérateurs ont besoin "d'expertise collective" propre, dans un temps très court, à faire le point sur les résultats antérieurement acquis par les chercheurs sur le thème qui les intéresse. Il faut bien pourtant que cette "expertise collective" soit alimentée de façon continue par de nouveaux travaux dont il est de plus en plus difficile de trouver les financements à long terme sur les terrains du Sud. Les considérations qui suivent s'organisent en fonction de deux moments-clés du programme : la phase de capitalisation des résultats de recherche et d'expérimentation d'une part, l'exercice de regard décalé par rapport au contenu du colloque-bilan de Ouagadougou d'autre part. On s'efforcera, en conclusion, d'explorer les suites à donner à une entreprise dont chacun s'accorde à reconnaître la fécondité. 2. Fournir un cadre d'interprétation des acquis du programme : mise en perspective de la question de l'eauSi l'on en croit la Conférence internationale de l'eau tenue à Paris en mars 1998, un être humain sur quatre manque d'eau et la moitié des habitants de la planète sont dépourvus d'un assainissement satisfaisant. Alors que la population du globe a été multipliée par trois au cours de ce siècle, la demande en eau a, elle, été multipliée par sept et la surface des terres irriguées par six. Dans les cinquante dernières années, la pollution des aquifères a réduit les réserves hydriques du tiers. Enfin, l'eau est fournie à des mégapoles dont la demande suppose des coûts associés de mise en service et de retraitement exponentiels. L'accès à la ressource en eau est donc potentiellement source de conflits que l'on maîtrisera si les problèmes de l'eau sont intégrés dans des schémas de développement économique et social soucieux de préserver les écosystèmes à l'échelle régionale, et sans doute à l'échelle mondiale. Les seuls enjeux urbains au Sud sont tels qu'en matière d'investissements, il s'agit de réaliser en quelques années ce qui s'est fait ailleurs en plusieurs décennies. à l'échelle mondiale, les perspectives d'investissements dans le domaine de l'eau sont, pour la prochaine décennie, de l'ordre de 600 à 800 milliards de dollars. Or, certains estiment que pour quelques milliards de dollars par an pendant un peu plus d'une dizaine d'années, de 2,5 à 3 milliards de robinets d'eau pourraient être mis à disposition de ceux qui en ont un urgent besoin. De tels écarts dans les chiffres renvoient peut-être au fait que la plupart des bailleurs de fonds et de décideurs publics exemptent curieusement des investissements pourtant très lourds des évaluations économiques requises dans d'autres secteurs comme le logement ou le transport. Une planification optimale des investissements suppose en tout état de cause que l'on dépasse l'évaluation de la demande à la date de mise en service des équipements pour raisonner en terme d'évolution de la demande sur toute la durée de vie de l'équipement. Comment concilier une telle exigence avec la rapidité de la croissance démographique et spatiale des ensembles urbains concernés (et la mauvaise connaissance que l'on a de ces dynamismes en temps réel) ? On assiste aujourd'hui à un retrait de l'État
au profit d'une privatisation et d'une réorganisation des
responsabilités. L'idée de base est la suivante : si
l'eau doit être considérée comme un bien public,
sa gestion doit être privée. Le rapport des Nations unies
sur l'évaluation des eaux douces du monde affirmait en 1997
qu'il "faut une approche plus orientée vers le marché
pour gérer les fournitures d'eau, et l'eau doit être une
marchandise dont le prix est fixé par l'offre et la demande".
Plus précisément, sur les terrains privilégiés
par le programme, la tendance est à la privatisation de la
maintenance des moyens d'exhaure monopolisée aujourd'hui par
les services de l'État et à la formalisation des
relations que les distributeurs privés "informels"
entretiennent avec la puissance publique. J'ai choisi de confronter les résultats des recherches et des opérations pilotes du programme aux analyses produites par les chercheurs sur trois grandes questions. 2.1 Quels rapports privé-public ?Cette question est le plus souvent posée dans des termes qui concernent les grandes villes dans leur ensemble. Les recherches financées par le ministère de la Coopération montrent cependant qu'elle demeure pertinente sur les terrains abordés dans le cadre du programme. * Premier scénario Les problèmes posés sont à la mesure de grands opérateurs privés de taille internationale. Or, le phénomène de la grande entreprise urbaine est relativement nouveau en Afrique et il faut construire des partenariats inédits entre ces entreprises internationales et les gouvernements locaux. Dans un domaine où les "lois du marché" ne sont pas directement opératoires, les relations contractuelles entre partenaires doivent s'apprécier dans un environnement régulatoire global dont les principales composantes sont :
La délégation de service public (partielle ou totale), et a fortiori la privatisation, laissent une grande liberté d'action à l'entreprise, mais celle-ci ne fonctionne pas de façon séparée de la puissance publique locale, laquelle décide - par le choix du type de contrat - de l'organisation optimale du système socio-technique permettant de satisfaire au mieux et sur le long terme les usagers. Les marchés en monopole doivent ensuite être contrôlés afin que l'entreprise n'abuse pas de sa position dominante. Il faut savoir que le contrôle a un coût et que l'indépendance de l'organisme de contrôle n'est pas garantie avec le temps (influence, corruption). Le risque se trouve décuplé lorsque l'intérêt public se confond avec l'intérêt privé d'une classe politique restreinte. Enfin, le risque que les critères de contrôle se limitent au seul point de vue financier est d'autant plus grand que les montages passent par un financement international. *Deuxième scénario Comment imaginer, dans ces conditions, un transfert pur et simple du modèle précité, là où, de surcroît, un grand nombre de citadins vit dans une très grande précarité et a tendance à considérer que "tout ce qui est public est gratuit" ? Est-il possible d'imaginer des scénarios alternatifs où, aux grandes entreprises internationales, se substituent des "acteurs collectifs" locaux capables d'articuler efficacité entrepreneuriale, financements internationaux et mobilisation des populations ? La rapidité de la croissance urbaine conduit en effet à considérer que certaines solutions alternatives d'approvisionnement (sources, puits, mares, etc.) ne pourront constituer à terme que des solutions d'appoint. Pour l'Organisation syndicale internationale des services publics (ISP, 1993), "la meilleure solution est de confier la mise en place des services de l'eau et leur exploitation aux pouvoirs publics", tant il est vrai que "la concurrence illimitée dans le domaine de la fourniture et du traitement de l'eau va à l'encontre de l'intérêt public". D'autres, dans le cadre du programme, estiment que, même si le marché est inapte à traiter la question des biens collectifs, il faut se féliciter de la remise en cause des systèmes centralisés de décision, d'investissement et de gestion, y compris au niveau municipal. Les solutions envisagées sont fondées sur la solidarité et la subsidiarité active donnant la parole à tous les acteurs, et attentives aux savoir locaux. Comment réguler les relations entre tous ces acteurs ? Sachant que la conception du contrat écrit renvoie à une culture exogène, il est proposé "d'inscrire les contrats dans un processus dynamique d'apprentissage d'un nouveau mode de relation entre acteurs". Le service de l'eau pourrait dès lors être pleinement assuré par des associations d'usagers, préfiguration d'une véritable "maîtrise d'oeuvre sociale". On peut enfin s'interroger sur ce qu'il advient du rapport privé-public dans le cadre d'une logique de projet imposée par les bailleurs de fonds. Ceux-ci ne connaissent que l'interlocuteur public de niveau étatique, même lorsqu'ils prônent le recours à la " participation populaire ". Par ailleurs, l'horizon borné du projet se prête mal à des apprentissages de longue haleine dans les champs sociaux et institutionnels. Une telle démarche est même à l'origine d'une " prolifération institutionnelle " génératrice d'incohérence et d'incertitude. 2.2 Décentralisation et "bonne gouvernance"Au lendemain de l'indépendance, la plupart
des pays africains francophones avaient investi la puissance publique
(à travers des sociétés d'État) du soin de
gérer les problèmes d'AEP. Les quartiers défavorisés
et les petits centres furent largement ignorés par ces opérateurs
publics. L'échec d'expériences de gestion municipale de
l'eau au cours des années 60 pèse sans doute lourd
aujourd'hui dans la réédition de telles expériences. 2.3 Modèles de villes et logiques d'aménagementLe champ géographique couvert par l'appel d'offres (quartiers défavorisés, petits centres) met en question les représentations occidentales de la ville et appelle à une interrogation sur le sens même des villes :
Cette interrogation sur le sens des villes est
d'autant plus pertinente que nombre d'auteurs ont mis en évidence
la forte dimension territoriale et urbaine des entreprises d'eau. Ils
ont montré que les solutions adoptées dans le secteur de
l'eau potable ont des effets d'entraînement pour le développement
d'autres infrastructures urbaines et, par conséquent, exercent
une influence sur les formes urbaines. On peut légitimement
s'interroger sur les effets sociaux (intégration ou exclusion)
des formes spatiales ainsi générées. 3. Retour sur image : trois jours de débat pour forger quelques points de vue consensuelsLa rencontre de Ouagadougou avait vocation à conclure trois années de travaux au confluent de la recherche fondamentale, de l'expertise collective et de l'expérimentation. Je dois d'abord souligner la qualité de la restitution des synthèses d'axes ; les débats qui ont suivi chacune des présentations ne furent pas exempts de " disputes " souvent intéressantes - ainsi celle qui opposa les " barons de l'eau " aux " soutiers de l'assainissement " -, mais, dans l'ensemble, ils privilégièrent la recherche de consensus autour d'un certain nombre de questions majeures telles que :
Loin de moi l'intention de chercher, de quelque manière
que ce soit, à briser ce consensus, fruit d'une démarche
scientifique rigoureuse. Et pourtant... Sans remettre en cause
certains acquis des programmes de recherche et des actions-pilotes,
qu'il me soit permis, dans un premier temps, de pointer certaines
lacunes ou biais inhérents au programme lui-même. Je développerai
ensuite deux points de vue critiques se rapportant aux échanges
auxquels nous venons de participer.
J'observe aussi que le programme n'a pas envisagé de traiter en tant que telles les "marges des marges" : je veux parler en particulier des sans-abri et autres enfants de la rue, mais aussi d'une réalité malheureusement de plus en plus répandue sur le continent africain, les camps de réfugiés. Je voudrais enfin indiquer que si l'on s'est
beaucoup préoccupé de la question : "comment agir
localement ?", on a prêté une moindre attention à
la nécessité de "penser globalement". Cette nécessité
se manifeste de deux manières. D'une part, il convient
d'articuler sur un territoire donné les réflexions et
les actions sur l'eau potable, sur l'assainissement et sur l'éducation
sanitaire, mais aussi sur d'autres types de services. D'un autre côté,
il importe de ne pas oublier la situation de dépendance des
pays étudiés, dépendance qui conditionne les
choix technologiques et les lieux d'acquisition des équipements,
mais aussi ceux opérés en matière de gestion.
Sans doute n'avons nous pas suffisamment mis ces
différentes variables en perspective historique pour tenter de
comprendre comment elles interagissent. Il convient, en tout état
de cause, d'observer le caractère extrêmement brutal et
parfois imprévisible de la plupart des évolutions. Il
faut enfin, comme cela fut esquissé, se livrer à une
critique rigoureuse de la "logique de projet" comme lieu
d'expérimentations à court terme trop souvent prisonnières
d'un argumentaire technico-économique.
Une première question mérite d'être
posée : la décentralisation procède-t-elle d'une
volonté endogène ou constitue-t-elle une nouvelle
conditionnalité de l'aide internationale ? D'un autre côté,
l'absolue vertu du principe de subsidiarité dispense-t-elle de
s'interroger sur les échelles pertinentes de décentralisation
selon les fonctions que l'on se propose d'assumer ? Comment prendre en
compte enfin la nécessité des politiques nationales de
l'eau dans un contexte de décentralisation et quel rôle
peut être dévolu à l'acteur municipal dans ce
domaine ? En guise de conclusion...Le colloque de Ouagadougou a atteint ses principaux
objectifs en ce sens qu'il aura permis de restituer à un public
africain directement concerné les acquis du programme piloté
par le pS-Eau et d'identifier certaines questions-clés en débat. Comment concevoir, à plus long terme, les outils d'approfondissement des acquis du programme ? Il me semble qu'au-delà de ses vertus "
informatives ", une telle initiative doit s'efforcer de
contribuer à éclairer les politiques, politiques mises
en oeuvre par les autorités locales en matière d'AEP,
mais aussi politiques de coopération internationale appliquées
à ce domaine. Un policy paper, proposé par la partie
française, donnerait une réelle signification au
lancement d'un réseau de partenaires franco-africains. La réalisation
d'un tel document pourrait en partie s'appuyer sur les résultats
du programme. |
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