Synthèse

Axe n°1 : Analyse des paramètres économiques de la distribution d’eau

Synthèse des acquis du programme pour l’axe 1 réalisée par Alain Morel à l’Huissier (CERGRENE-ENPC), avec les contributions de Barthélémy Gbemade (CREPA) et Souleymane Bouaré (DNHE-Mali)


  1. Pourquoi des recherches sur ce thème ?
    1. Coûts et demandes : deux questions centrales du programme
    2. La profession face à l'outil économique : des attitudes contrastées
    3. Deux besoins et trois champs prioritaires d'investigation
  2. Les enseignements de l’analyse de la demande
    1. Un marché concurrentiel
    2. Deux approches possibles pour évaluer la demande
    3. Une modélisation prometteuse de la demande
    4. Les règles de l'art pour conduire des enquêtes de volonté de payer
  3. Les enseignements de l’analyse des coûts
    1. La modélisation des coûts : des obstacles insurmontables
    2. Un outil d'aide à l'analyse des coûts et à la gestion prévisionnelle
  4. Les enseignements de l’analyse économique du secteur privé
    1. Complémentarité et dualité
    2. Un poids macro économique considérable
  5. L'apport des travaux de l'atelier de Ouagadougou
    1. Le surdimensionnement des systèmes d'approvisionnement en eau
    2. Attitudes et stratégies à adopter vis-à-vis des points d'eau traditionnels
  6. Les limites des recherches menées et les voies d’approfondissement possibles
    1. Des études de cas fouillées encore à valoriser
    2. L'évaluation de la demande : étudier d'autres techniques
    3. Comment prendre en compte l'évoluation de la demande ?
    4. Impact des connaissances acquises sur le choix d'une tarification optimale

      » Rapports concernés par cette synthèse



1.     Pourquoi des recherches sur ce thème ?


1.1    Coûts et demandes : deux questions centrales du programme

L’hypothèse fondatrice du présent Programme de recherches et d’actions pilotes, rappelons-le, renvoie explicitement à une problématique économique. Les petits centres et les quartiers périurbains ont été désignés comme objet de recherche privilégié parce qu’ils ont été identifiés comme des territoires " intermédiaires " sur lesquels les deux modèles technologiques de l’hydraulique urbaine et de l’hydraulique villageoise trouvent leurs limites d’application : le premier du point de vue de son coût (rentabilité insuffisante des systèmes-réseaux de type urbain avec branchements domiciliaires), le second par rapport à la demande (attente d’un niveau de service dépassant les réponses apportées par l’amélioration des points d’eau collectifs et traditionnels en milieu rural). Les réponses technologiques n’appellent pas en elles-mêmes d’innovation technique car elles sont connues (bornes-fontaines, petits réseaux d’adduction simplifiés, postes d’eau autonomes avec stockage et rampes de distribution, etc.). La difficulté et les approches innovantes à trouver relèvent davantage de la façon de planifier et de gérer de façon cohérente un système dans lequel coexistent des niveaux de services différenciés, répondant à des demandes elles-mêmes contrastées.

1.2    La profession face à l'outil économique : des attitudes contrastées

L’analyse économique, qui consiste à comparer les coûts et les avantages ou bénéfices entraînés par des choix tels que des décisions d’investissement ou des politiques tarifaires, est-elle nécessaire?

La réponse à cette question exige quelques détours. En réalité, bien que des millions de francs soient investis chaque année dans des projets d’alimentation en eau potable, ces investissements ne sont qu’exceptionnellement soumis à de rigoureuses analyses économiques. La plupart des bailleurs de fonds et des gouvernements nationaux les exemptent des évaluations économiques couramment exigées pour les investissements réalisés dans d’autres secteurs comme celui des transports ou de l’habitat. Pourquoi ?
Les questions économiques que ceux-ci soulèvent ne sont certes pas absentes : les ressources financières étant limitées, des priorités doivent être établies et des arbitrages réalisés, conduisant à choisir d’investir dans tel secteur plutôt que dans tel autre, ou bien à financer un projet d’alimentation en eau potable plutôt qu’un autre. De façon récurrente se pose aussi la question de savoir quel niveau de service adopter dans le cadre d’un projet donné, et si le surcoût lié au choix d’un niveau plus élevé se justifie. De même, les choix opérés en matière de tarification sont aussi déterminants dans le secteur de l’eau que pour les autres services publics marchands, puisque le recouvrement des coûts constitue un objectif important du gestionnaire et que l’eau est une ressource limitée devant être partagée entre différents utilisateurs placés en situation concurrentielle.

En fait, les raisons de l’absence ou de la superficialité des analyses économiques sont intimement liées à l’attitude et aux modes de représentation des professionnels et décideurs du secteur de l'eau. La plupart d’entre eux partage en effet à des degrés divers le sentiment selon lequel l’analyse économique appliquée à l’alimentation en eau est un exercice vain. Cette opinion se fonde sur deux motivations principales :

  1. La première est de l’ordre de la conviction éthique : nombreux dans le secteur sont ceux qui estiment que l’accès à l’eau potable est un droit fondamental des individus et que la fourniture d’une eau saine à tous constitue une obligation qu’aucune analyse économique ne devrait avoir à justifier. Cette position de principe sous-tend les déclarations largement et depuis longtemps diffusées selon lesquelles " l’eau est la source de la vie ", " l’eau n’a pas de prix ", etc.
  2. La seconde, qui se manifeste davantage par un certain scepticisme que par une position rigide, est celle des professionnels qui doutent que les bénéfices économiques d’un approvisionnement en eau amélioré puissent être évalués avec suffisamment de précision pour justifier des choix opérés en pratique. Pour ces derniers, le problème n’est pas de savoir s’il serait utile de mesurer les préférences des individus pour un service amélioré mais plutôt si cela est faisable compte-tenu des contraintes d’un projet.

Chacune de ces deux motivations, quoi que reposant sur des représentations différentes, révèle fondamentalement une même difficulté réelle : celle de mesurer les bénéfices sanitaires non perçus. En effet, par définition même, le bénéfice économique qu’un individu tire de la consommation d’un bien ou d’un service se réduit à la valeur qu’il lui attribue. Or, on estime généralement que les futurs bénéficiaires d’un approvisionnement en eau potable n’ont pas conscience, avant d’en expérimenter les bienfaits, de l’impact de l’eau sur leur santé. S’ils ne les perçoivent pas, ces bénéfices ne peuvent être intégrés aux bénéfices économiques individuels susceptibles d’être mesurés directement. Les professionnels du secteur que la première attitude décrite ci-dessus anime, et notamment les spécialistes de la santé, tiennent pour acquis que les bénéfices sanitaires l’emportent largement sur les autres. Malheureusement, comme des recherches antérieures l’ont montré et d’autres menées dans le cadre de ce Programme l’ont confirmé, l’alternative qui consiste à mesurer indirectement ces impacts pose également de sérieux problèmes méthodologiques, de sorte que la question ne peut être tranchée. Ainsi, faute de pouvoir évaluer avec quelque précision les bénéfices individuels ou collectifs d’un approvisionnement en eau amélioré sur la santé, on est donc incapable d’apprécier leur importance relative par rapport aux bénéfices économiques totaux.

Néanmoins, que ce soit pour se convaincre elle-même ou convaincre d’autres du bien-fondé d’un projet ou des choix en matière de politique de l’eau, la majorité des professionnels du secteur exprime une attente certaine concernant l’économie de l’eau.

1.3    Deux besoins et trois champs prioritaires d'investigation

C’est pour répondre à cette attente opérationnelle des opérateurs et décideurs que le Programme s’est donné pour objectif de favoriser les recherches et actions pilotes susceptibles d’œuvrer au développement d’outils d’aide à la décision économique et à la gestion. La poursuite de cet objectif impliquait de diriger les investigations dans deux directions : l’amélioration d’un certain nombre de connaissances jugées lacunaires et la construction d’outils opérationnels intégrant ces connaissances sous la forme de modèles, de méthodologies ou de recommandations susceptibles d’aider à la planification et à la gestion.

En matière de connaissances dans le champ économique, les lacunes ont souvent pour origine un manque d’études transversales mettant en œuvre des analyses comparatives entre plusieurs études de cas de façon à dépasser la seule collection de monographies et à systématiser les connaissances dans trois champs jugés prioritaires :

  1. Connaissance des déterminants de la demande pour des services d’approvisionnement en eau améliorés (champ relevant du thème 1.1) ;
  2. Connaissance des mécanismes de formation des coûts de ces services selon diverses technologies ou modalités de services (champ relevant du thème 1.2) ;
  3. Connaissance du poids des opérateurs privés, souvent informels, qui approvisionnent en eau les petits centres et quartiers irréguliers des villes (approche macro-économique), ainsi que de la dynamique de leurs entreprises (approche micro-économique) (champ relevant du thème 1.3).

Les outils opérationnels dont il a été choisi de privilégier le développement à partir de ces connaissances sont respectivement :

  1. Les outils d’évaluation de la demande pour des services d’approvisionnement en eau améliorés (thème 1.1) ;
  2. Les modèles prévisionnels et outils d’aide à l’analyse des coûts de ces services selon diverses technologies ou modalités de services (thème 1.2) ;
  3. Les recommandations concernant la politique à adopter vis-à-vis des opérateurs privés, la pertinence d’une stratégie d’intégration de leurs activités et les moyens éventuels d’y parvenir (thème 1.3).

Les deux principales recherches retenues dans le cadre de cet axe du Programme (AR 3 et AR 9) ont poursuivi ces deux voies : amélioration des connaissances dans les trois champs cités et développement d'outils et recommandations sur les trois thèmes rappelés ci-dessus.

2.     Les enseignements de l’analyse de la demande

2.1    Un marché concurrentiel

Le trait caractéristique du marché de l’eau dans le contexte particulier des zones " semi-urbaines " (quartiers populaires des villes, centres secondaires) réside dans l’existence de relations de concurrence et de complémentarité entre différents modes d’approvisionnement, les uns relevant d’une offre de services " moderne " et souvent qualifiée d’ " améliorée " (branchements domiciliaires et points d’eau collectifs), les autres fournis par des points d’eau traditionnels et " gratuits " telles que les puits, les sources, l’eau de pluie, les rivières ou marigots, d’autres encore proposés par des opérateurs souvent informels sous forme de livraison à domicile d’une eau qu’ils se procurent eux-mêmes de façons diverses. Or, l’inadéquation de l’offre à la demande a de graves répercussions sur la durabilité des ouvrages, leur prise en charge par la population, l’efficacité d’une politique sanitaire ainsi que sur l’équilibre financier des sociétés distributrices ou des gestionnaires délégués des points d’eau collectifs. Des outils opérationnels et d’une mise en œuvre simple et peu coûteuse seraient donc nécessaires pour déterminer la volonté de payer pour différents niveaux de service et pour évaluer les conséquences de cette information sur les choix des systèmes à implanter, des investissements à consentir et des tarifs à adopter.

2.2    Deux approches possibles pour évaluer la demande

La capacité d’attribuer une valeur économique aux ressources environnementales est un problème central dans la problématique du développement durable des pays industriels comme des pays en voie de développement. Les vingt-cinq dernières années ont connu un débat vigoureux et contradictoire au sujet des mérites respectifs de deux approches opposées (CERGRENE - AR 3) :

  • L’approche indirecte consiste à collecter des données sur les comportements actuels observables (quantités d’eau prélevées à différentes sources d’approvisionnement, temps passé à la collecte, coûts supportés) puis à en inférer, à l’aide de modèles fondés sur la théorie de la demande des consommateurs, le montant que ces derniers seraient disposés à payer pour un service amélioré.
  • L’approche directe, ou " méthode d’évaluation contingente ", consiste à enquêter un échantillon représentatif d’usagers potentiels et à leur demander ce qu’ils sont prêts à payer pour différents types et niveaux de services hypothétiques. En outre, la question du transfert des bénéfices en économie de l’environnement, qui se préoccupe de transposer par analogie les évaluations d’une certaine population pour estimer comment une seconde population évaluerait la même ressource, complique le débat.

Dans quelle mesure les méthodes directes et indirectes d’évaluation de la demande constituent-elles des outils fiables ? Lesquelles doit-on préférer et quels en sont les avantages et inconvénients respectifs ? Quelles précautions doit-on prendre pour les mettre en œuvre et quel crédit peut-on accorder aux prévisions fondées sur leurs résultats ? Telles sont les questions auxquelles la recherche pilotée par le CERGRENE (AR 3) s’est attachée à répondre en effectuant un état de l’art de ces méthodes. Cette recherche a montré que l’approche indirecte n’a guère produit jusqu’à présent de modèles dont le champ d’application puisse dépasser le seul cadre du site où ils ont été calés et qu’ils résistent mal à l’épreuve du temps : les comportements modélisés sur une ville ou un petit centre ne sont pas transposables sur d’autres sites et ne sont pas même applicables pour prévoir de façon fiable les choix qui prévaudront dans la même ville ou le même centre quelques années plus tard.

2.3    Une modélisation prometteuse de la demande

Les modèles de la demande les plus prometteurs et parmi les plus robustes sont ceux réalisés dans le cadre des recherches CERGRENE / BURGEAP (AR 3) selon une approche holistique. A partir des résultats d’enquêtes réalisées dans quatorze villes ou centres secondaires répartis dans quatre pays (Niger, Bénin, Guinée, Mali, plus d’un millier de ménages enquêtés au total), ces recherches ont modélisé le taux d’utilisation des bornes-fontaines par les populations non raccordées au réseau et leur consommation spécifique à ces points d’eau. Le recours aux bornes pour l’eau de boisson en saison sèche est trop généralisé pour donner lieu à un modèle robuste, mais le prix de vente de l’eau aux bornes et la disponibilité des puits (rares ou fréquents) expliquent en grande partie les fluctuations du taux d’utilisation des bornes pour l’eau de lessive en saison sèche. En saison des pluies, le taux d’utilisation des bornes-fontaines pour l’eau de boisson est fortement corrélé aux deux mêmes variables ainsi qu’à la distance à parcourir : prix et distance expliquent les deux tiers environ des fluctuations de la consommation individuelle.

2.4    Les règles de l'art pour conduire des enquêtes de volonté de payer

Parmi les méthodes directes, seules les enquêtes de volonté de payer ont fait l’objet d’une validation scientifique. Une recherche menée par la Water Research Team de la Banque mondiale a démontré, sur un cas précis, que les prévisions du choix des ménages fondées sur une enquête de volonté de payer peuvent atteindre une grande précision, à condition toutefois que soient rigoureusement suivies certaines règles méthodologiques. La plupart des enquêtes de volonté de payer menées jusqu’à présent souffrent en effet de graves lacunes.
Se fondant sur une analyse bibliographique, sur l’expérience rapportée par les analystes, par les sociologues et par les chercheurs impliqués dans la mise en œuvre de ces techniques innovantes, la recherche pilotée par le CERGRENE (AR 3) formule des recommandations détaillées susceptibles d’aider à atteindre ce bon niveau de performance prévisionnelle, en évitant tout particulièrement - ou en sachant les tester et les corriger - les principales sources de biais qui entachent souvent les résultats de ces enquêtes : biais liés au questionnaire, aux enquêteurs, à l’information des enquêtés, biais hypothétiques, stratégiques et de complaisance. La principale limite de cette méthode indirecte réside dans le fait que la volonté de payer pour des services améliorés est très sensible à la connaissance que les usagers potentiels en ont à priori (biais informatif).

Du strict point de vue financier, le coût élevé des enquêtes d’évaluation contingente (de 150 à 200 kF) pourrait être évité si l’effort de développement de modèles comportementaux était poursuivi jusqu’à atteindre un pouvoir prédictif au moins équivalent aux méthodes directes. Cependant, les enquêtes d’évaluation contingente favorisent un processus de consultation alors que l’usage de modèles préétablis favorise au contraire la concentration des pouvoirs décisionnels en aliénant les usagers et responsables locaux du processus de planification.

3.     Les enseignements de l’analyse des coûts

3.1    La modélisation des coûts : des obstacles insurmontables

La recherche pilotée par le CERGRENE (AR 3) a montré, grâce à l’exploitation de nombreuses données collectées sur un large éventail d’études de cas (essentiellement celles produites dans le cadre de la recherche pilotée par HydroConseil : AR 9), que la modélisation des coûts d’investissement et d’exploitation des divers systèmes de distribution d’eau à des fins prédictives se heurte à des obstacles incontournables. Les coûts de production et de distribution de l’eau potable intègrent en effet des paramètres trop nombreux pour répondre aux spécifications d’une modélisation utilisable à des fins prédictives : cette recherche démontre que les composantes du coût de l’eau varient fortement selon les options techniques, que le calcul des amortissements ou des provisions pour renouvellement dépend étroitement de la politique nationale en ce domaine, que certains paramètres se prêtent mal à une analyse économique alors qu’ils ont un rôle déterminant dans l’équilibre financier des exploitants. Elle montre enfin que certains de ces paramètres sont difficiles à évaluer précisément.
Une modélisation " par grands postes " demeure cependant possible et offre un grand intérêt pour les services techniques ou les bureaux d’études appelés à travailler dans ce secteur, à la fois sur le plan économique (pour inciter les exploitants à améliorer leurs performances) et sur le plan pédagogique (pour sensibiliser les maîtres d’ouvrages aux conséquences de leurs choix techniques).

3.2    Un outil d'aide à l'analyse des coûts et à la gestion prévisionnelle

Basées sur l’analyse critique des comptes d’exploitation des centres ou des quartiers comparables, où un système de distribution d’eau fonctionne depuis plusieurs années, de bonnes estimations du coût de l’eau sont accessibles et peuvent constituer un outil précieux de gestion pour les exploitants de systèmes d’approvisionnement en eau potable ou les collectivités locales. La recherche pilotée par le CERGRENE (AR 3) a développé à cette fin un système informatique d’aide à l’analyse des coûts fondé sur un logiciel courant de base de données et s’adaptant aisément à tous les pays.

4.     Les enseignements de l’analyse économique du secteur privé

4.1    Complémentarité et dualité

Des recherches menées par le passé (notamment Morel à l'Huissier - 1990) avaient montré que les activités liées à la "redistribution de l’eau" (revendeurs de voisinage, souvent nombreux en milieu périurbain ; livreurs-porteurs, motorisés ou non ; gérants de bornes-fontaines) ne sont pas le produit des avatars du développement des réseaux d’alimentation en eau potable. Elles relèvent au contraire de cette forme de production qui est particulière au système de l’économie urbaine pauvre et adaptée aux contraintes économiques et sociales pesant sur les agents concernés - producteurs et consommateurs. Elles ne viennent pas seulement combler l’absence d’une desserte que devrait assurer le réseau de distribution (le "système moderne") mais forment un véritable système dual qui, quoique situé dans d’étroits rapports de dépendance structurelle avec le système moderne, n’en est pas moins doté d’une cohérence, d’une dynamique et d’une rationalité propres.

La recherche pilotée par HydroConseil (AR 9) dans le cadre du Programme est la première recherche de cette envergure qui se penche de façon systématique sur l’étude des aspects micro- et macro-économiques des entreprises privées intervenant aux différents niveaux de la chaîne d’approvisionnement en eau, non seulement dans les quartiers populaires des grandes villes, mais aussi dans les petits centres.

Cette recherche a permis de valider et de critiquer l’hypothèse initiale selon laquelle " une partie des fonctions d’exploitation des systèmes d’alimentation en eau potable est déléguée à des opérateurs privés sous contrat, mais la grande majorité de ces opérateurs relèvent du secteur informel ". Elle montre que la maintenance des moyens d’exhaure, déterminante pour la pérennité du service, continue le plus souvent à être assurée par les services techniques de l'Etat, que le monopole public est généralisé sur ce segment, de même que sur l’exploitation des réseaux urbains, mais que la privatisation y est considérée comme un recours possible devant les difficultés croissantes des Etats à subventionner le service : les opérateurs privés du service de l’eau n’occupent donc que les " niches " commerciales qui correspondent à des prestations que les services de l’Etat ou des municipalités ne peuvent pas assurer, faute de moyens matériels, de disponibilité ou de personnel (petites réparations des réseaux et des moteurs dans les petits centres, redistribution de l’eau à partir du réseau).
Elle confirme que ces opérateurs relèvent encore en majorité de l’économie informelle (absence de statut légal, de taxation, de contractualisation officielle, de filière de formation professionnelle formelle, etc.), mais que la tendance est à la formalisation (passation de contrats d’affermage, de concession ou délégation de certaines tâches : maintenance, exploitation des forages, voire exploitation de l’ensemble du système de distribution d’eau).

4.2    Un poids macro économique considérable

Cette recherche a demontré que le poids macro-économique des opérateurs privés dans l’activité urbaine de la filière "eau" est considérable puisque, dans les cinq villes étudiées, ces derniers réalisent entre 21% et 84% de la valeur ajoutée totale de la filière et que, conformément au caractère de forte intensité en main d’œuvre des activités "informelles", la proportion d’emplois créés par ces entreprises est encore plus grande que dans les entreprises concessionnaires (trois à quinze fois plus), même s’il s’agit souvent d’emplois précaires ou transitoires.
Cette recherche formule enfin, à partir de cette étude-diagnostic un certain nombre de recommandations, notamment sur l’opportunité et la faisabilité de projets tendant à favoriser la promotion et l’intégration des opérateurs privés, ainsi que sur les moyens de sauvegarder ou de favoriser une concurrence bénéfique et complémentaire entre les différentes catégories d’opérateurs.

5. L'apport des travaux de l'atelier de Ouagadougou

Rassemblant une trentaine de participants venus d'horizons divers (directions de l'Hydraulique, bureaux d'études, centres de recherche ou universités, etc.), l'atelier consacré à l'axe 1 a permis, lors des journées de synthèse et d'échanges tenues à Ouagadougou du 26 au 28 mai 1998, d'organiser une réflexion autour des questions centrales posées par les thèmes abordés dans cet axe à la lumière des restitutions qu'ont faites des personnes impliquées dans des actions de recherche ou des actions-pilotes.

5.1 Le surdimensionnement des systèmes d'approvisionnement en eau

Un consensus s'est dégagé parmi les participants pour affirmer que le surdimensionnement des installations est la cause de l'échec de la plupart des projets d'approvisionnement en eau potable, et qu'il a deux origines principales :

— la mauvaise estimation de la demande individuelle ;

— la mauvaise estimation du nombre total d'habitants à desservir.

L'atelier a recommandé que tout soit mis en œuvre pour faire prendre conscience à l'ensemble des acteurs de cet état de fait, et pour qu'ils s'engagent à consacrer les ressources nécessaires à l'évaluation soigneuse et réaliste de la demande (et non pas des besoins, dont le terme renvoie trop facilement à des présupposés ou des normes plus ou moins exogènes et inadaptées). Trois recommandations méthodologiques ont été formulées pour aider à atteindre cet objectif :

1. Contrôler et suivre avec rigueur les données démographiques et leur évolution ;

2. Mettre en œuvre suivant les règles de l'art, désormais établies, les méthodes de mesure de la volonté de payer des populations pour un approvisionnement en eau amélioré ;

3. Recourir à des approches participatives de façon à garantir que la demande sera prise en compte aux divers stades de l'élaboration des projets, depuis leur identification jusqu'à leur réalisation.

5.2 Attitudes et stratégies à adopter vis-à-vis des points d'eau traditionnels

Plusieurs études de cas, notamment celles réalisées sur Kindia (Guinée, AR 1) et sur Yaoundé (Cameroun, AP 1), ont montré la prégnance des modes d'approvisionnement traditionnels (puits et sources surtout) dans les pratiques populaires. Elles ont montré aussi que certaines de ces sources ne fournissent pas nécessairement une eau impropre à la consommation pour les usages tels que la lessive ou la toilette, et qu'en outre, les ménages classent les différentes eaux en fonction de leur qualité supposée ; ce critère de classement n'est pas très éloigné de la réalité : ainsi, l'eau du réseau est préférée à l'eau des autres sources, celle des sources aménagées à celle des sources non aménagées et des puits. La hiérarchisation ainsi effectuée ordonne l'ordre de préférence des sources pour les usages qui sont faits de l'eau extraite à ces sources.
La qualité attribuée à l'eau de boisson (qui " ne rend pas malade ") est un souci permanent pour la grande majorité des habitants en milieu urbain, et l'on préférera pour cet usage " noble " l'eau du réseau (quitte à l'acheter à un prix parfois élevé à la borne-fontaine ou auprès de voisins raccordés, ou à parcourir de grandes distances pour se la procurer), mais aussi celle des sources aménagées ou, en saison des pluies, les eaux de précipitation que l'on récupère avant ruissellement.
Tout porte à croire que la potabilité de l'eau du réseau est donc désormais perçue de façon favorable par les populations, de plus en plus conscientes des enjeux sanitaires liés à la consommation de l'eau. Ces résultats sont incontestablement une bonne surprise. Les participants du séminaire ont par conséquent recommandé d'examiner systématiquement, au moment des études préalables, dans quelle mesure les points d'eau traditionnels peuvent être intégrés dans l'ensemble du système d'approvisionnement en eau potable amélioré, à quelles conditions (par exemple : aménagement, périmètre de protection, contrôle de la qualité et information de la population) et pour quels usages ils peuvent constituer une alternative et un complément, vraisemblablement momentané, à l'eau du réseau de distribution.

6.     Les limites des recherches menées et les voies d’approfondissement possibles

6.1    Des études de cas fouillées encore à valoriser

Bien que le parti ait été pris de focaliser l’appel à candidatures de recherches et d’actions pilotes sur des thèmes assez précis, la production du Programme nous semble loin d’avoir répondu à toutes les questions posées. Elle a peut-être même soulevé davantage de nouvelles questions qu’elle n’a apporté de réponses. Ceci pourrait apparaître à première vue assez frustrant mais est au contraire porteur d’espoir. En effet, plusieurs actions-pilote (notamment celles portant sur Yaoundé - AP 1 - et sur Kayes, Ségou et Mopti - AP 5 -) ainsi que l'action de recherche pilotée par ACT Consultants (AR 1) ont constitué des études de cas riches de données demeurant encore largement inexploitées du point de vue des thèmes abordés dans cet axe. Il en va de même pour les nombreuses études de cas produites par les actions de recherche AR 2 (pilotée par BURGEAP) et AR 9 (pilotée par HydroConseil).
Chacune de ces études de cas présente en elle-même un intérêt indiscutable, en particulier grâce à la variété des angles d’approche et d’analyse choisis (aspects techniques, financiers, institutionnels et de gestion), mais leur mobilisation au sein d’analyses économiques comparatives et transversales serait du plus grand intérêt.

6.2    L'évaluation de la demande : étudier d'autres techniques

En ce qui concerne l’évaluation de la demande, les recherches menées laissent dans l’ombre la question de la pertinence d’un certain nombre de techniques alternatives aux enquêtes, pourtant probablement mieux adaptées à la conduite de projets à petite échelle sur un (ou quelques) quartier(s) urbain(s) ou centre(s) secondaire(s). Il s’agit notamment des techniques couramment employées dans les projets d’hydraulique villageoise pour les phases d’animation et de sensibilisation, dont il conviendrait d’étudier la possible utilisation au sein de méthodes itératives favorisant d’une part des modes d’expression et de mesure de la demande moins coûteux et moins contraignants que les enquêtes de volonté de payer, d’autre part une prise en compte de cette demande à divers stades de l’élaboration des projets, depuis leur identification jusqu’à leur implantation.

6.3    Comment prendre en compte l'évolution de la demande ?

Pourtant, la plus sérieuse limite des analyses menées à propos de l’évaluation de la demande en mode projet ne concerne pas l’étroitesse de l’éventail des techniques envisagées mais la perspective résolument statique dans laquelle on s’est placé. Dans une note de synthèse rédigée pour l’action de recherche pilotée par BURGEAP (AR 2), Henri Coing explique que " toute anticipation trop forte sur la demande (sur le volume consommé, ou par des programmes de branchements individuels trop volontaristes) conduit à l'échec. A l'inverse toute définition statique de la demande bloque les dynamismes démographiques et spatiaux " et recommande par conséquent de "concevoir des systèmes évolutifs et de prévoir dès l'origine les mécanismes de ces évolutions".
Il s’agit là d’un principe de rationalité économique bien connu. Rappelons en effet que l'efficacité économique impose notamment de fournir le service au moindre coût grâce une planification optimale des investissements. Or, cette optimisation économique implique de dimensionner les équipements du système de façon à minimiser le coût total actualisé des investissements additionnels rendus nécessaires pour en augmenter la capacité lorsque la demande s’accroît. L’évaluation de la demande à la date de mise en service du système n’est donc en aucun cas suffisante. C’est l’évolution de la demande sur toute la durée de vie de ces équipements qu’il faut évaluer pour les dimensionner, suivant les cas (les économies d’échelle variant suivant leur nature), en fonction de la demande au terme de cette durée de vie ou bien en plusieurs étapes, en prévoyant à chacune d'elles un dimensionnement à plus court terme. Pourtant, ce principe est très généralement occulté dans les projets, tout particulièrement lorsqu’ils concernent ou couvrent des zones dont l’évolution socio-démographique et spatiale peut être très rapide et imprévisible, ce qui est souvent le cas des centres secondaires et surtout des quartiers périurbains.
Il est vrai que le problème est ardu : des modèles permettant de choisir les dates et les capacités optimales d’expansion ont certes été développés pour les différents équipements d’un réseau d’adduction d’eau potable (pompage, traitement, stockage, distribution) mais ils sont incapables en leur état actuel de prendre en compte l’incertitude parfois considérable pesant sur l’évolution des paramètres dont ils se nourrissent (consommation spécifique évoluant avec le niveau de vie, accroissement démographique, mais aussi coûts unitaires et taux d’actualisation).

6.4 Impact des connaissances acquises sur le choix d'une tarification optimale

Les politiques " sociales ", fondées sur divers mécanismes d'incitation financière, n'ont pas permis aux populations à faible revenu de bénéficier massivement ni durablement du niveau de service domiciliaire. Depuis une vingtaine d'années, les politiques dites " sociales " de l'eau s'appuient sur trois instruments, adoptés massivement par les sociétés distributrices : une structure tarifaire progressive, une première tranche tarifaire subventionnée, des branchements subventionnés ou à crédit. Or, ces instruments se sont révélés inefficaces en Afrique sub-saharienne, ou, plus grave, ont un résultat inverse à l'objectif poursuivi.

Une première question se pose donc et a été débattue pendant l'atelier du Séminaire de Ouagadougou consacré à l'axe 1 : Jusqu'où peut-on aller dans la baisse du coût initial du raccordement pour l'usager ?

Partant du principe qu'un frein majeur au raccordement réside dans le coût initial de ce dernier (représentant fréquemment plusieurs mois de revenus pour plus de la moitié de la population), nombreux sont les pays qui ont choisi de ne faire supporter à l'usager qu'une fraction de ce coût ou de lui permettre de le régler à crédit. Dans tous les cas, la faible capacité d'épargne des ménages résidant dans les quartiers d'habitat précaire ou évolutif exclut une majorité d'entre eux des bénéfices d'une telle mesure.
Dans une ville comme Abidjan par exemple, plus de 60 % des ménages déclarent ne pas pouvoir épargner. Les politiques de raccordement fondées sur ces principes s'apparentent alors davantage à une politique de rattrapage accéléré de la demande - insatisfaite, mais solvable - qu'à une véritable politique sociale. De plus, tant qu'une proportion importante de ménages demeurent non raccordés, il convient de s'interroger sur l'équité de ces politiques, car les mécanismes de subvention des branchements par l'État ou par les communes concernées conduisent immanquablement à les faire financer en partie par des ménages qui en sont exclus. Enfin, l'exemple de la Côte d'Ivoire, qui a conduit avec succès depuis le milieu des années 70 une politique de branchements subventionnés, démontre de façon évidente qu'il ne suffit pas de résoudre le problème du coût initial du raccordement. En effet, confrontés au paiement de leurs factures de consommation, ces nouveaux abonnés rencontrent de telles difficultés à réunir régulièrement les sommes dues, que les résiliations ou suspensions sont nombreuses.

La seconde question abordée lors de l'atelier est la suivante : Progressivité du tarif et tranche sociale sont-elles équitables ?

Lorsque le tarif ne couvre pas le coût d'exploitation des systèmes d'approvisionnement en eau potable, des subventions doivent être accordées par l'État ou parfois par les municipalités pour maintenir le service. Or, ces subventions sont proportionnelles à la consom- mation. Comme les ménages aisés consomment les quantités d'eau les plus importantes, ces subventions favorisent en réalité les segments les plus riches au détriment des plus pauvres. La nécessité d'une certaine redistribution des revenus à travers le tarif n'a cependant pas échappé aux sociétés distributrices puisque la plupart d'entre elles ont choisi d'appliquer une tarification progressive.
Quelle que soit la modulation choisie pour sa structure, la première tranche, généralement qualifiée de sociale, est prétendument conçue de façon à subventionner la consommation des ménages les plus pauvres par celle des ménages les plus riches. Le principe en repose sur la corrélation habituellement observée entre niveaux de consommation et de revenus. Malheureusement, là encore, des effets indirects participent à une redistribution inverse des revenus des plus pauvres aux plus riches, contrairement à l'objectif poursuivi. Les recherches entreprises ont montré qu'il est par exemple fréquent, dans les quartiers denses, que plusieurs ménages résidant au sein d'une même cour partagent un robinet commun et se répartissent entre eux le montant de la facture. Le tarif progressif a alors pour conséquence que ces ménages payent l'eau plus cher qu'un ménage plus favorisé disposant de son propre branchement. Enfin, plusieurs études de cas documentées dans le cadre de ce programme (par exemple AP 5) ont décrit des situations où de nombreux ménages pauvres achètent l'eau à un voisin raccordé, augmentant la consommation du branchement et par conséquent le prix unitaire de l'eau : le revendeur répercute ce prix aux acheteurs qui subventionnent ainsi la consommation des abonnés plus aisés bénéficiant de la tranche sociale.

A la lumière de ces constats, les participants de l'atelier ont remarqué avec justesse qu'il est désormais urgent de questionner le bien-fondé des principes de la structuration tarifaire couramment adoptée en Afrique, de façon à rétablir un compromis manifestement oublié entre efficacité et équité des tarifs de l'eau potable.


» Rapports concernés par cette synthèse
  • ADELINE T. et al , 1998. Rapport final de l’AP 1.
  • COLLIGNON B. et al, 1998. Rapport final de l’AR 9.
  • ETIENNE J. et al, 1998. Rapport final de l'AR 2.
  • MOREL A L’HUISSIER A. et al, 1998. Rapport final de l’AR 3.
  • MOREL A L'HUISSIER A. et VERDEIL V., 1996. Gestion des bornes-fontaines : étude comparative et évaluation de projets réalisés ou en cours de réalisation (villes de Kayes, Ségou, Mopti). Éd. Cergrene.
  • ROMANN D. et al, 1998. Rapport final de l’AR 1.
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