retour imprimer © Lettre du pS-Eau 47 de Mar 2005

La gestion de l'eau dans les polders de Prey Nup : histoire d'un apprentissage collectif

Situés sur le littoral cambodgien du golfe de Thaïlande, les polders de Prey Nup couvrent une superficie de 10 500 ha de rizières protégées des entrées d'eau de mer par près de 90 km de digues en terre. Le dispositif a été réhabilité depuis 1998 dans le cadre d'un projet du gouvernement cambodgien financé par l'Agence française de développement. Une réhabilitation qui a nécessité une organisation humaine adaptée. Retour sur la mise en place progressive d'une communauté d'usagers au rôle crucial.

Une gestion de l'eau a priori complexe.
Chacun des six « casiers » que comprend la zone s'étend sur 600 à 2300 hectares, pratiquement sans cloisonnement interne, et avec des écarts topographiques de 30 à 40 cm entre les zones les plus hautes et les parcelles les plus basses. La maîtrise de l'eau n'est que partielle : le périmètre ne comporte pas de réservoirs de stockage opérationnels en amont. Il permet seulement le drainage de l'excès d'eau. La mise en valeur consiste quasi exclusivement en une culture annuelle de riz, en saison des pluies.
On le devine, ces conditions font de la gestion de l'eau dans les polders un véritable défi.
L'absence de cloisonnement à l'intérieur de chacun des six polders est synonyme d'une impossibilité d'individualiser la gestion de la lame d'eau, parcelle par parcelle. Il faut donc que les exploitants se concertent pour définir un plan de gestion de l'eau consensuel, puis que chacun s'astreigne à un calage du cycle de culture en fonction de ce plan.

Création de la communauté des usagers des polders de Prey Nup (CUP) et modalités de concertation.
Une organisation paysanne a été créée, la CUP, avec l'ambition de gérer l'ensemble du périmètre. La CUP compte près de 15 000 membres, lesquels ont élu un représentant par village (soit 43 représentants villageois pour l'ensemble des 6 polders) et 6 « présidents de polders ». En 2001, au début de la première campagne de mise en eau des polders, les « assemblées de polder » (qui regroupent les représentants villageois d'un même polder et le président de polder) se réunissent pour élaborer un plan directeur de gestion de l'eau en quatre étapes :
1) Délimitation de zones homogènes : le polder est cartographié en croisant les données des relevés topographiques et la connaissance du terrain des représentants.
2) Description des calendriers culturaux dans chaque zone : pour chacune des zones, on caractérise les pratiques habituelles des paysans : durée des cycles de cultures, dates auxquelles sont généralement mises en œuvre les différentes opérations culturales.
3) Identification des niveaux d'eau compatibles avec les activités culturales, pour chaque zone et par tranche de temps : pour chaque zone, on dispose d'un calendrier cultural type, et on peut donc estimer la fourchette dans laquelle devrait se situer le niveau d'eau aux différentes étapes de l'itinéraire technique.
4) Mise en cohérence de l'ensemble : représentation des zones et des niveaux d'eau souhaités sur un transect1 par tranche de 15 jours environ. Cette étape est cruciale, car c'est à ce moment qu'ont lieu la négociation et les arbitrages qui permettent de définir un niveau d'eau acceptable par tous. En général, on arrive à trouver un compromis. Mais celui-ci se traduit en réalité par une prise de risque plus ou moins importante pour les paysans, dans un contexte où la maîtrise de la lame d'eau2 n'est que très partielle.

La mise en œuvre de la gestion de l'eau au quotidien : un apprentissage « sur le tas ».
À partir de ce moment, c'est le président de polder qui a la charge de la mise en œuvre du plan de gestion de l'eau. Il dispose d'un ou deux aiguadiers3 qui sont chargés de relever la cote de la lame d'eau en différents points et d'ouvrir ou fermer les vannes sur ordre du président de polder. Si des incohérences apparaissent lors de la mise en œuvre des plans, ou si les conditions requièrent des mesures exceptionnelles, le président de polder garde la possibilité de convoquer à nouveau l'assemblée de polder pour réviser le plan de gestion ou prendre les mesures ad hoc. La tâche est délicate, car les présidents de polders ne disposent d'aucune référence.
En 2001, lors de leur « baptême du feu », les responsables de la CUP sont confrontés à une année difficile, marquée par des événements climatiques assez extrêmes : très fortes pluies en juin, août et octobre, puis début précoce de la saison sèche. Cette première année n'est pas une réussite. La production est pénalisée successivement par une inondation excessive, puis par une sécheresse en fin de cycle. Les travaux de réhabilitation en cours accroissent les difficultés de gestion de l'eau dans les polders. Au final, à la fin de cette première saison, les rendements moyens sont de l'ordre de 1,6 tonne de paddy par hectare. Sensiblement identiques à ce qu'ils étaient avant la réhabilitation des polders. La CUP fait face à une crise de confiance de la part de ses membres et est blâmée par les autorités locales.

Après des premiers pas difficiles, un gain de confiance et un impact très net.
Avec l'appui de l'équipe du projet, les élus de la CUP analysent les raisons de cet échec et en tirent les leçons. Ils ont observé le comportement de la lame d'eau et savent mieux anticiper l'évolution des niveaux. Ils ont aussi identifié des failles dans le dispositif technique lui-même : les relevés topographiques présentent des erreurs (qui sont rectifiées), les batardeaux4 mis en place pendant la construction des ouvrages n'ont pas toujours été complètement rasés et font obstacle au drainage. Les digues de cloisonnement entre les polders doivent être rehaussées.
En 2002, la CUP innove. D'abord au stade de la préparation des plans de gestion de l'eau, en ouvrant la concertation à davantage de personnes ressources, susceptibles d'apporter une connaissance plus fine des contraintes micro-locales. Ensuite en améliorant les outils de suivi et d'aide à la décision. D'un suivi basé sur un relevé des cotes de la lame d'eau au niveau des canaux (ce qui peut être trompeur, car les éventuelles pertes de charges entre les parcelles situées au centre du polder et celles proches des canaux ne sont pas intégrées), les présidents de polders intègrent à leur tableau de bord des relevés du niveau d'eau réellement constaté dans les parcelles. Les outils de communication des plans de gestion de l'eau aux usagers sont également améliorés.
Par la suite, d'autres améliorations sont introduites progressivement. Par exemple, une séance de relecture critique des résultats de la saison précédente est organisée au niveau des assemblées villageoises, avec tous les membres, ce qui permet d'avoir une vision plus complète des contraintes et des besoins, et de dresser un bilan du service rendu par la CUP.
Ces efforts portent leurs fruits. La CUP maîtrise mieux son sujet. Les récoltes sont meilleures en 2002, et atteignent des records en 2003, en même temps que les terres abandonnées sont remises en culture (Cf. graphique).

Assurer la pérennité du dispositif, un défi pour tous.
Aujourd'hui, l'organisation mise en place semble avoir fait la preuve de sa capacité à gérer l'eau. Pour autant, peut-on dire que l'avenir des polders de Prey Nup est assuré? Pas encore. Quelques caps importants restent à franchir.
La maîtrise technique de la gestion de l'eau semble acquise. Actuellement, le développement d'une petite équipe de salariés employés par la CUP est un facteur de stabilisation de cette compétence. Les savoir-faire ne sont plus seulement maîtrisés par les représentants, ce qui réduit le risque d'une érosion massive des compétences lors du renouvellement des élus.
La préservation de ces compétences requiert aussi des moyens financiers, afin d'assurer une rémunération compétitive des salariés, et une indemnisation correcte des élus. Mais surtout, c'est la maintenance des infrastructures qui représente le principal poste budgétaire de la CUP. Actuellement, la participation des usagers est relativement satisfaisante (avec un taux de recouvrement des redevances d'environ 85 %, soit plus de 55000 dollars US collectés en 2004)… mais à moyen terme, un accroissement important du budget est nécessaire pour assurer l'entretien. L'augmentation du tarif et la résolution des impayés (dans un système qui, techniquement, ne permet pas d'exclure du service ceux qui jouent les « cavaliers seuls ») sont les deux principaux défis que la communauté des usagers des polders doit maintenant relever. La solidité de l'appui des autorités publique sera, à cet égard, un facteur déterminant.

Pour plus d'informations : Brun J.-M., Fontenelle J.-Ph., Flexibility, Long Term Commitment and Multi-Stakeholder Involvement: Lessons Learned from the Prey Nup Polders Rehabilitation Project, in First South East Asia Water Forum proceedings (vol. 2), pages 444-452, Thailand Water Resources Association and GWP-SEARWP, Nonthaburi, 2003.
Kibler J.-F., Perroud C., Vers une cogestion des infrastructures hydro-agricoles–construction associative et réhabilitation de polders : l'expérience du projet Prey Nup au Cambodge, Gret, collection études et travaux, Paris, 2004, 319 pages (cf. kiosque de Grain de sel nº29).


1. Représentation en coupe d'un terrain mettant en évidence les différences de niveaux topographiques et l'occupation des sols selon les niveaux (cultures, habitat, forêt, parcours, etc.).
2. Hauteur à laquelle se situe le niveau de l'eau3. Ouvrier de l'eau.


Jean-Marie Brun
Gret
Email:
brun@gret.org

GRET - Nogent sur Marne - France
 
 

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