retour imprimer © Lettre du pS-Eau 37 de Mar 2001

Service public dans les bourgs ruraux au Cambodge

Quelle politique d'accès aux réseaux d'eau et d'électricité pour le milieu rural ?

La solution « classique » promue en Afrique subsaharienne de poste d'eau ou de borne-fontaine ne répond pas aux attentes des usagers, dans un contexte où la proximité du service est un des critères principaux d'acceptation.

Le secteur de l'eau et de l'électricité au Cambodge

l Le milieu rural au Cambodge
Au-delà d'une stabilité des institutions politiques perceptibles depuis quelques années, plusieurs phénomènes sont à l'oeuvre dans le milieu rural cambodgien. La libéralisation de l'économie en premier lieu facilite le développement de l'initiative privée après des années de fort encadrement étatique. Parallèlement, le milieu rural a de plus en plus tendance à s'urbaniser.
Dans ces bourgs ruraux, et plus rapidement que dans de nombreux pays, un service individuel (eau ou électricité) est souvent proposé « à domicile » par un secteur privé « informel » naissant, permettant aux usagers de passer directement du système communautaire rudimentaire et éloigné (mare, puits, pompe à main, etc.) au branchement privé.
Ces investissements privés proposent un service généralement de faible qualité (eau non potable, courant délivré quelques heures par jour avec une tension très variable), mais qui répond aux attentes actuelles des villageois : une eau courante à domicile, de l'électricité le soir pour l'éclairage et la télévision.

l Les politiques nationales de l'eau et de l'électricité
D'une manière générale ces secteurs, qui étaient sous le contrôle de l'État depuis des décennies, font l'objet d'une attention particulière des bailleurs de fonds qui souhaitent aider le Royaume du Cambodge à définir une politique « classique » de privatisation avant de mettre en place les importants financements nécessaires pour réhabiliter et étendre les réseaux existants.
Cette approche, fortement soutenue par la Banque mondiale, a permis de définir en relation avec le Mime (Ministère de l'Industrie, des Mines et de l'Énergie), des politiques pour l'approvisionnement en électricité (Electricity Act)1 ou en eau en milieu urbain, qui reposent sur :
- l'autonomie des structures de gestion du service, en évitant le recours à la subvention ;
- la participation du secteur privé pour le financement et l'exploitation ;
- la mise en place de structures de régulation ;
- l'accès au plus grand nombre (et en particulier les plus démunis) à un service « minimal ».
Pour le secteur de l'eau rurale, une démarche similaire est menée actuellement par le MDR (Ministère du Développement Rural).
L'ensemble de la démarche proposée s'inscrit dans la politique de décentralisation mise en place par le Gouvernement du Royaume du Cambodge, et testée actuellement dans le cadre du programme Seila2.
Le Conseil des ministres a demandé aux deux ministères (MIME et MDR) de coopérer pour élaborer une politique nationale de l'eau qui puisse tenir compte des spécificités du milieu urbain et rural3.

Le paysage des acteurs

l Les investisseurs privés
La mise à disposition d'eau et d'électricité est un véritable business. Le retour sur ces investissements apparaît rapide (quelques années) pour une activité espérée sur le très long terme. Parallèlement au système de gestion publique, des initiatives privées ont favorisé l'émergence de contrats de concession de réseaux de distribution d'eau de quelques villes de Province (Banteay Meanchey, Kompong Speu, Takéo).
Dans les chefs-lieux de districts ou en milieu rural, le profil des petits investisseurs n'est pas uniforme mais ceux-ci partagent certains points communs : constitués en entreprises familiales informelles, ils ont pour la plupart une formation technique ou scientifique (professeurs, pharmaciens, techniciens, etc.), ont entre 30 et 45 ans, occupent d'autres activités dans le public ou le privé, et en général se connaissent entre eux.
Le niveau des investissements est pour ces gros bourgs de l'ordre de quelques dizaines de milliers de dollars US pour quelques centaines d'abonnés. L'investissement per capita est de 20 à 30 $US ; il est comparable au coût habituel de points d'eau communautaires le plus souvent utilisés par une dizaine de familles.

l Les usagers
Le terme « usager » n'est pas très signifiant dans un contexte où l'accès aux services de base est un simple commerce. On a donc affaire à des consommateurs. Leurs principales préoccupations sont d'accéder à un service réduisant la pénibilité de l'approvisionnement.

l Les communes
Les communes, si elles existent territorialement au Cambodge, n'ont aucune représentativité élue ni capacité de gestion. Des chefs de villages et de communes nommés par l'Administration assurent actuellement la représentation de l'État.
Un vaste programme de décentralisation a été engagé par l'État, avec des élections municipales prévues maintenant en 2002.

l L'État et ses représentants
Développer un réseau d'adduction d'eau ou d'électricité nécessite l'obtention d'une licence d'exploitation auprès du MIME en milieu urbain. Pour les petits réseaux en milieu rural, la situation est actuellement plus confuse : après accord du chef de village et de commune, les investisseurs sollicitent, directement auprès des chefs de districts ou de province, une autorisation de chantier, ce qui garantit la réalisation des travaux mais pas la concession de l'exploitation (licence). L'investisseur préfère généralement ne pas solliciter la licence, estimant suffisant l'accord des autorités locales.

Les enjeux du service rural au Cambodge

l Passer d'une niche commerciale à un service d'intérêt général
Pour l'investisseur d'un réseau d'eau ou d'électricité, l'essentiel est d'atteindre un seuil critique de consommateurs, principalement en « centre-bourg », où la densité de population est élevée, et où habitent principalement des commerçants et des notables dont les revenus garantissent une consommation conséquente et une solvabilité assurée. De fait, l'élargissement du service en proche périphérie des petits centres urbains n'est pas jugé économiquement opportun.

Aujourd'hui, les consommations moyennes par abonné restent fai-bles sur ces réseaux :
réseau d'eau : 5-6 m3/mois
réseau électrique : 8-10 kWh/mois

Passer d'une logique purement commerciale à une logique de service élargi nécessite d'élever la qualité du service et de réduire les exclusions liées à la pauvreté. Concrètement, cela signifie que seraient introduits progressivement les éléments suivants : l'élargissement de l'offre de service, la régularité du service, la diversification de l'offre tarifaire, l'amélioration de la qualité.

l Créer un environnement favorable pour les investisseurs privés
S'il y a actuellement une dynamique très intéressante de l'initiative privée au Cambodge, les conditions réelles propres à promouvoir ou à accompagner les entrepreneurs sont restreintes et parfois rédhibitoires :
- contraintes économiques et techniques, caractérisées par les difficultés d'accès au crédit, ainsi que par la faiblesse et le coût des offres de formations spécifiques ;
- contraintes institutionnelles et juridiques, liées à l'absence de garanties protégeant les investissements réalisés, liées aussi à la lourdeur des procédures opaques de « droit d'exercer » ou d'obtention de licence ;
- contraintes liées à la structure informelle des petits entrepreneurs privés impliqués.
Permettre, via des entrepreneurs privés, la mise en place d'un véritable service de base suppose parallèlement de lever les contraintes exposées ci-dessus, et en particulier de garantir l'investissement réalisé au travers de contrats de concessions ou d'affermage4.
Ces contrats permettraient de préserver les intérêts des entrepreneurs privés, de l'État et de la société civile (les usagers).
Cette formalisation des relations entre les entrepreneurs privés, les autorités locales et les représentants des usagers, devra également s'accompagner de démarches visant à fédérer ces petites entreprises, en particulier pour faciliter la mise en place d'outils financiers d'accompagnement.

l Renforcer la maîtrise d'ouvrage locale
Le Gouvernement cambodgien a décidé de promouvoir l'approche par la demande responsable, en considérant les bénéficiaires comme d'abord les acteurs de leur propre développement.
Ce principe plaide en faveur d'une décentralisation de la maîtrise d'ouvrage. Il s'agit de partir d'une volonté locale. Celle-ci s'exprime dans la définition des investissements à réaliser et dans le choix des gestionnaires des investissements (gestion communautaire ou délégation à un privé).
De plus, le suivi et le contrôle des concessionnaires de réseaux nécessitent une proximité que seul l'échelon local peut garantir. Dans le cadre de la mise en place d'une véritable politique de service de l'eau et de l'électricité avec des obligations contractuelles, le contrôle sera d'autant plus fort et possible qu'il s'exercera localement.


Les principes de l'action
Les actions à mener telles que décrites précédemment ne suffisent pas à assurer la mise en place d'une politique cambodgienne de services de base ; il faut préalablement que ces actions s'appuient sur des principes garantissant l'appropriation par toutes les parties concernées d'une réelle politique nationale. Nous en énumérerons cinq.

l Ne pas se substituer à l'initiative locale
Le risque majeur d'un programme d'alimentation en eau et électricité du monde rural résiderait dans un double effet de substitution :
- substitution de l'investissement par le secteur privé par des programmes publics qui casseraient les dynamiques endogènes ;
- substitution de la demande locale en imposant des infrastructures pour lesquelles les usagers ne sont pas demandeurs.

l S'appuyer sur des institutions existantes
Le risque de tout projet est de surajouter de l'institution à des institutions déjà existantes.
Il existe au Cambodge non seulement des institutions politiques existantes à l'échelle locale ou nationale, mais aussi des institutions issues de la société civile (banques commerciales ou instituts de microfinance, universités, ONG, bureaux d'études, etc.).
Cette problématique est plus aiguë encore pour des institutions non professionnelles mais politiques. La nécessité d'instances locales représentatives et légitimes, qui puissent à la fois agir comme maîtres d'ouvrage et comme organes de contrôle, n'existe pas en l'état en milieu semi-urbain ou rural. Dans le cas où ces institutions existent, il est important de s'appuyer sur elles en évitant une création ex nihilo spécifique.

l Renforcer les acteurs dans l'action
On peut faire l'hypothèse que le renforcement des capacités institutionnelles naissantes est d'autant plus tangible qu'il est accompagné de réalisations concrètes.
Les Village Development Committees (VDC) ont pu se construire et construire leur légitimité non pas tant sur leur capacité de définition des besoins communaux que sur la concrétisation de ces besoins par la réalisation d'investissements d'intérêt général (routes, points d'eau, latrines, etc.).
L'évolution des petites entreprises familiales devrait être dynamisée, en particulier au travers de mécanismes de financement long terme du secteur.
Pour certains types d'investissements propres à améliorer le service mais dont l'intérêt économique n'est pas immédiat, il est nécessaire de trouver une articulation entre l'investisseur privé et les choix d'investissement public. Cette articulation peut prendre la forme d'un fonds d'appui aux investissements (soit sous forme de subvention soit sous forme de prêts à taux concessionnels).

l Élaborer des « règles du jeu »
simples à mettre en oeuvre
Il s'agit en revanche de construire en amont un véritable « code de financement », séparant les infrastructures privées de celles relevant de l'intérêt collectif, et dans ce dernier cas, de déterminer les niveaux de contribution financière apportée par les bénéficiaires. Hors contribution, il n'est pas possible de valider la réelle pertinence de la demande locale.
Au-delà du code de financement, il s'agit également d'élaborer des critères de validation techni-ques et sociaux, ainsi que des pro-cédures qui puissent donner accès aux mécanismes financiers de soutien du secteur.

l Agir localement dans une démarche globale
Mener des actions à l'échelle « micro » en souhaitant à terme élargir l'échelle d'actions selon une logique ascendante requiert en amont que soient réunies les conditions de cet élargissement. L'accès à l'eau potable, l'électrification, et à terme d'autres services tels que le ramassage des ordures, les télécommunications, etc., s'ils doivent être initiés localement, dépendent cependant de politiques pour le moins régionales.
Sur le plan politique, il paraît important de mener une réflexion préalable pour définir le rôle des autorités locales (administratives et élues) dans le processus de création d'une politique de services de l'eau et de l'électricité. Cette définition devra garder un caractère flexible et évolutif, la logique d'une structuration ascendante ne pouvant présupposer de l'organisation à mettre en place et de ses modalités de fonctionnement.


D'une logique de projet à une politique nationale
Il est désormais admis que l'appui aux services de base dans les pays en voie de développement doit sortir des logiques de projet pour s'inscrire dans une véritable politique nationale. Cette assertion ne signifie pas pour autant que ne doit pas être expérimentée à des échelles locales la constitution de cette politique.


----------------------
à Bavel (province de Battambang), l'investisseur du réseau d'adduction d'eau a une trentaine d'années. Il a étudié en Thaïlande dans une école technique privée. Installé à Bavel depuis quelques années, il a démarré par un petit investissement près du marché, pour un montant de 3 600 dollars US dont un emprunt de 1 000 dollars US. Cet investissement consistait en une pompe installée dans un bras de rivière, d'une conduite de refoulement et d'un bassin de stockage. Il a développé peu après une conduite de 300 mètres pour enfin gérer un réseau ramifié de 2 kilomètres avec presque 200 abonnés. Son réseau n'est équipé ni d'un château d'eau ni d'une station de traitement de l'eau. Il ne souhaite pas étendre son réseau aux quartiers périphériques « où les habitants, agriculteurs, consomment trop peu », considérant ses clients actuels comme suffisant pour assurer ses revenus.

----------------------
Dans la province de Battambang, au nord-ouest du Cambodge, les VDC (Village Development Committee) des petites villes de Bavel et de Knach Romeas ont considéré la réhabilitation des rues comme leur besoin prioritaire. Dans les deux cas, les projets ont abouti en partie : 2,5 kilomètres de route à Knach Romeas sur les 8 sollicités et 500 mètres à Bavel. Dans ce dernier cas, la population bénéficiaire a contribué pour 2 000 à 5 000 Riels, selon le revenu des familles. Si à Bavel les autres priorités sont les égouts et les latrines, à Knach Romeas, les seconds besoins exprimés sont des diguettes permettant les retenues d'eau pour l'irrigation et des puits pour l'alimentation en eau. Ainsi, deux puits ont également été réalisés dans cette ville par les techniciens du DPDR, avec une participation des habitants par l'apport de matériaux locaux.

----------------------
Exemple du réseau de Pech Changva
Le MDR, avec l'appui financier du Sedif (Syndicat des Eaux d'Ile-de-France - coopération décentralisée), a souhaité tester la possibilité d'améliorer un réseau privé dans un petit bourg par la mise en place d'une unité de traitement des eaux. Ce réseau, situé en limite des provinces de Kompomg Speu et de Takeo, dessert aujourd'hui 125 familles (80 % des familles connectables). La réalisation des équipements a été conditionnée par la régularisation de la situation existante : un contrat de concession pour le réseau de distribution a été signé en novembre 2000 entre le propriétaire et les représentants des usagers (chefs de districts, de communes et de villages), permettant le démarrage des travaux durant le premier semestre 2001. [Nota : ce village n'est pas doté à ce jour d'un VDC.] Ce contrat précise les rôles et devoirs de chacun, la durée de la concession
(10 ans), son territoire, le prix de l'eau et la règle de révision de prix, le prix de revente de l'eau, la possibilité de déconnecter les mauvais payeurs, la qualité de l'eau desservie, les règles d'extension du réseau existant par le propriétaire, les documents de gestion à disposition des représentants des usagers, etc.

----------------------
Le Gret, Groupe de recherche et d'échanges technologiques
Le Gret est une ONG française créée en 1976 qui oeuvre dans le domaine de la coopération internationale, au travers de projets de terrain, de programmes d'actions/recher-che, et aussi de publications scientifiques. Il est présent au Cambodge depuis 1990, dans le développement rural, par l'appui à l'agriculture, par la mise en place d'institutions de microfinance (EMT), et plus récemment par un projet de microassurance. Il intervient en hydraulique rurale au Cambodge depuis 1991. Cette intervention a débuté par l'introduction de techniques modernes d'approvisionnement en eau potable. Depuis, le Gret a accompagné son action en initiant et en appuyant des ONG et prestataires privés spécialisés en hydraulique rurale. Enfin, il a travaillé jusqu'en avril 2000 (sur financement de l'Agence française de Développement) en appui institutionnel au ministère du Développement rural, sur le processus d'émergence et de professionnalisation du secteur privé et sur la redéfinition du rôle de l'État.
Le Burgéap
Créé en 1947, le Burgéap est un bureau d'études français, spécialisé dans le secteur de l'environnement et des services publics marchands dans les pays en développement. Présent au Cambodge depuis 1997, il a participé activement, en appui du ministère du Développement rural, à l'élaboration de la politique nationale de l'eau et de l'assainissement en milieu rural.
Afin de s'impliquer sur le long terme sur ces problématiques des services en milieu rural, le Burgéap a créé en 2000, à Phnom Penh, une filiale (Kosan Engineering) impliquée sur des études et projets pilotes d'appui au secteur privé.


Rodolphe Carlier
Gret, 213 rue
La Fayette, 75010 Paris, France. Tél. : 33 (0)1 40 05 61 57.
Fax : 33 (0)1 40 05 61 10
Email:
carlier@gret.org

Hervé Conan
18 Ngo Van Nam, District 1, Ho Chi Minh City, Vietnam. Tél. : 848 829 5959. Fax : 848 822 0771
Email: herveconan@hcm.vnn.vn

GRET - Nogent sur Marne - France
 
 

©Lettre du pS-Eau 37 de Mar 2001

   © pS-Eau 2024