retour imprimer © Lettre du pS-Eau 89 de Jul 2019

Stratégie pour les zones urbaines

Raccorder les ménages les plus pauvres grâce aux branchements sociaux


Habitat de ménage à bas revenus, Cambodge ©Hydroconseil/Urbaconsulting

Malgré les progrès réalisés en matière de desserte des zones urbaines par les grands services publics en réseau (eau, assainissement collectif, électricité, mobilité), le taux d'accès des ménages les plus vulnérables (population pauvre, migrants, habitants des quartiers informels) reste encore insuffisant dans de nombreuses villes. Le branchement social est alors l'une des options les plus prometteuses pour augmenter ce taux d'accès.

Qu'est-ce qu'un branchement social ?

Les ménages les plus pauvres ont souvent du mal à réunir les sommes nécessaires pour payer en une seule fois leur branchement. Faute de connexion, ces ménages sont alors obligés de payer, souvent très cher, pour utiliser un service dégradé (une borne-fontaine éloignée de leur domicile ou un porteur qui leur livre une eau de qualité incertaine). Les populations les plus démunies ne bénéficient que très peu de l'argent public investi dans les réseaux de distribution.
Le branchement social est une mesure qui vise précisément à faciliter le raccordement des ménages pauvres, au moyen d'une mesure tarifaire (crédit ou subvention) ou non tarifaire (simplification des formalités).

Pourquoi faire des branchements sociaux ?
Mettre en place une stratégie de branchements sociaux a de nombreux avantages :
• augmenter le taux de desserte parmi les usagers pour qui le prix du branchement est rédhibitoire ;
• limiter les branchements clandestins, qui sont à l'origine de pertes commerciales (eau volée), mais aussi de dégradation des réseaux (fuite, casse de conduites, court-circuit…) ;
• permettre au distributeur d'augmenter le volume global de ses ventes ;
• renforcer l'impact sanitaire du service d'eau potable, en augmentant le pourcentage de ménages qui utilisent une eau de bonne qualité (traitée et chlorée) ;
• atteindre l'objectif de service public universel, qui renforce la légitimité de l'Etat et de la municipalité.

Différentes formes de branchement social
L'option choisie par beaucoup de distributeurs d'eau consiste à proposer un branchement à prix réduit à certains groupes d'usagers. Le rabais ainsi consenti par l'entreprise est parfois compensé par une aide publique qui lui est versée. Ce n'est cependant pas la seule forme que peut prendre une stratégie de branchements sociaux (voir tableau ci-dessous). La compagnie des eaux peut mettre en place des facilités de payement, en répartissant le coût du branchement sur les factures d'eau de l'abonné pendant plusieurs années. Elle peut aussi réduire les obstacles non tarifaires, en simplifiant les procédures de raccordement, afin de faciliter l'accès au service pour les ménages qui résident dans des quartiers irréguliers.

Mesures destinées à réduire la barrière d'entrée (le coût du branchement)
Mesures de type financier
Subvention partielle ou totaleCôte d'Ivoire, Sénégal, Tchad, Cambodge
Crédit pour l'achat d'un branchementMaroc, Algérie, Inde, Bangladesh, Les Philippines
Mesures de type réglementaire
Allégement des obligations réglementairesMaroc, Algérie
Allégement des standards techniquesMaroc, Burkina Faso, Algérie
Mesures destinées à réduire les coûts récurrents (les factures mensuelles)
Tarif social appliqué aux ménages pauvresChili, Colombie
Tranche sociale gratuiteAfrique du Sud
Tarif par blocs croissantsBolivie, Cambodge, Sénégal, Maroc, Chine, Vietnam, ...

Faut-il cibler les bénéficiaires ?

Dans la mise en œuvre d'un programme de branchements sociaux, la question du ciblage est centrale. En effet, pour un même budget, plus la cible est large, moins la subvention par usager est élevée et au final, elle peut être insuffisante pour garantir l'accès au service des ménages les plus pauvres.
Mais l'opération de ciblage elle-même est onéreuse. Elle entraîne en plus inévitablement des erreurs d'inclusion (des ménages riches profitent de la subvention) et des erreurs d'exclusion (des ménages pauvres ne parviennent pas à se faire raccorder). Certains auteurs préconisent en conséquence de ne faire aucun ciblage et de proposer simplement de vendre les branchements à perte, pour encourager les raccordements.
Le ciblage n'est donc une option intéressante que si le coût de sa mise en œuvre n'est pas trop élevé et s'il s'intègre bien dans une stratégie globale de généralisation du service.

Différentes méthodes de ciblage

Il existe de nombreuses méthodes de ciblage. Le choix de l'une ou l'autre dépend de la stratégie de desserte choisie par la compagnie des eaux. Ce choix doit aussi prendre en compte le profil de pauvreté dans la zone de desserte :
le ciblage géographique consiste à appliquer des tarifs différents selon les quartiers. Une méthode simple à mettre en œuvre et à contrôler et qui est appliquée au Panama et en Colombie. Elle entraîne inévitablement des erreurs d'inclusion et d'exclusion, mais elle est pertinente dans les villes où existe une forte ségrégation spatiale. Elle renforce l'attractivité des quartiers qui bénéficient du meilleur tarif et elle constitue ainsi un instrument puissant pour réduire la ségrégation spatiale ;
le ciblage des ménages pauvres, sur la base de listes établies par l'administration. Une méthode très lourde à mettre en œuvre et qui ne peut l'être pour le seul service de l'eau. Les pays qui ont mis en place de telles bases de données (Chili, Cambodge) les utilisent pour favoriser l'accès des ménages pauvres à de nombreux services publics à tarif réduit (école, santé, bons alimentaires, eau, électricité…) ;
le ciblage des ménages pauvres sur la base d'indicateurs indirects de pauvreté (ce que les spécialistes anglo-saxons appellent les proxy mean test). Il s'agit de construire un indicateur de revenus du ménage sur la base de leurs biens immobiliers (taille de la maison, type de construction) ou des biens d'équipement durables qu'ils possèdent (voiture, moto, climatiseur…). Cette méthode peut être utilisée par la compagnie des eaux ou par un projet (par exemple les projets de subvention de GPOBA au Cameroun, au Mozambique ou au Liberia). Elle est assez lourde, mais entraîne moins d'erreurs d'inclusion ou d'exclusion que le ciblage géographique dans les villes où la ségrégation spatiale est faible;
le ciblage des ménages vulnérables par la communauté elle-même. Une méthode applicable en milieu rural (par exemple au Rwanda) et éventuellement dans de petits quartiers urbains bénéficiant d'un fort lien social. Elle entraîne des risques non négligeables de stigmatisation des bénéficiaires et de clientélisme ;
l'auto-sélection par les clients eux-mêmes. Pour atteindre les ménages les plus pauvres, la compagnie peut mettre en place une offre de service dégradé, à moindre coût (borne-fontaine, kiosque à énergie solaire, latrines publiques). Ce sont les ménages eux-mêmes qui choisissent ce niveau de service plutôt que le service standard, plus coûteux. On parle alors d'auto-sélection. Il ne s'agit pas exactement d'un ciblage, mais il constitue un instrument puissant pour généraliser l'accès à un niveau minimal de service public.
Le choix de l'une ou l'autre méthode de ciblage (voir tableau ci-dessous) nécessite une étude préalable assez fine du contexte urbain. Il devra prendre en compte la stratégie nationale de lutte contre la pauvreté (existe-t-il une base de données des ménages pauvres), le profil de pauvreté de la ville (les ménages pauvres sont-ils concentrés dans certains quartiers), le taux de desserte du réseau de distribution, l'extension de ce réseau….


La carte de pauvre, au Cambodge


Le gouvernement du Cambodge a mis en place, depuis une dizaine d'années, un système de recensement systématique des ménages les plus pauvres. Ceux-ci se voient attribuer par le ministère du Plan une carte de pauvre (ID-Poor card) qui leur donne accès à prix réduit à de nombreux services publics (santé, éducation, eau…). Un système comparable existe depuis longtemps au Chili.
Dans le cadre du programme d'extension de la desserte en eau des zones rurales par de petites entreprises privées (programme financé par l'AFD, mis en œuvre par le GRET et audité par Hydroconseil et Urbaconsulting), les ménages titulaires d'une ID-Poor card peuvent bénéficier d'une réduction d'environ 50% sur le prix de leur branchement. En l'absence de cette base de données des ménages pauvres, il aurait été très difficile de mettre en œuvre et de contrôler un tel programme de branchements sociaux dans les zones rurales.
Constituer de telles listes de ménages à l'échelle nationale (et les enregistrer dans des bases de données inviolables) constitue une tâche herculéenne. Ce n'est pas à la portée d'une simple compagnie des eaux (qui n'aurait d'ailleurs pas la légitimité indispensable). En revanche, dans les pays où elles existent, il serait très avantageux de les utiliser.





Choix d'un mode de ciblage – Arborescence de prise de décision
Cas A : il existe un registre officiel des ménages pauvres
• dans ce cas, le mode ciblage recommandé est d'utiliser ce système pour identifier les ménages éligibles
• afin de renforcer ce système (même s'il est perfectible), plutôt que de le concurrencer avec une procédure ad hoc mise au point dans le cadre d'un programme isolé

Cas B : il n'existe pas de registre officiel des ménages pauvres
Cas B1 : le réseau est encore peu étendu et le taux de raccordement est très faible
• dans ce cas, le programme de branchements sociaux va accompagner une forte extension du réseau
• un ciblage géographique est recommandé (vers les quartiers ou les blocs d'immeubles majoritairement habités par des ménages pauvres)
Cas B2 : le réseau est déjà très étendu et le taux de desserte dans la zone de projet est fort
• dans ce cas, le programme de branchements sociaux visera à atteindre les ménages les plus pauvres, non raccordés jusqu'à présent
• un niveau de subvention important sera nécessaire et il est recommandé de cibler soigneusement les ménages les plus pauvres
• qui pourront être identifiés par un PMT, de préférence selon les caractères de leurs habitations (superficie, matériaux, ...)
Cas B3 : le réseau est déjà très étendu et le taux de desserte dans la zone de projet est encore faible
• dans ce cas, le programme de branchements sociaux visera à atteindre les ménages de classe moyenne, non raccordés jusqu'à présent
• avec un niveau de subvention limité
• tout en développant une offre de service susceptible de mieux répondre à la demande des ménages les plus pauvres (par exemple des bornes-fontaines avec un tarif très bas pour l'utilisateur final)


Que coûte le ciblage ?

Le ciblage d'une subvention sur des groupes précis d'usagers est une opération relativement lourde. C'est la raison pour laquelle les opérateurs de service public préfèrent souvent adopter des mesures tarifaires universelles (comme une tranche sociale à bas prix), au risque que l'impact de ces mesures soit fortement dilué, parce qu'elles ne ciblent pas fortement les ménages qui en auraient le plus besoin.
Le ciblage coûte de l'argent. Il coûte aussi du temps et de l'énergie à l'opérateur, qui doit modifier ses procédures et former son personnel. Cette activité se fait inévitablement au détriment d'autres actions.
La forme de ciblage la moins coûteuse est le ciblage géographique, car il s'appuie simplement sur le système d'adressage des usagers de la ville. Les coûts de transaction sont faibles et cela s'intègre assez facilement au système de gestion commerciale dans une grande ville, avec des agences commerciales, par quartier ou par commune.
Le ciblage sur la base de listes des ménages pauvres est nettement plus coûteux, mais ces listes sont en principe établies par une autre institution (ministère, caisse de sécurité sociale…). Leur coût n'incombe donc pas à l'opérateur de service public.
Le ciblage des ménages pauvres sur la base d'indicateurs indirects de pauvreté (PMT) est assez lourd à mettre en œuvre (le seul contrôle du processus coûte de 10 à 20 €/ménage, sans parler de la charge de travail que cela induit pour les équipes commerciales de l'opérateur). Cette option doit donc être réservée à des stratégies bien définies, comme la généralisation de la desserte, dans les villes où il y a déjà un taux de desserte non négligeable.

Recommandations pour les porteurs de projet

Le branchement social est l'un des outils les plus puissants dont disposent les opérateurs de service public pour réduire les impacts de la pauvreté.
Cependant, c'est un outil qui rend plus complexe la gestion de la clientèle et sa mise en œuvre ne doit pas être improvisée :
• il est indispensable de bien analyser le contexte économique et social et la structure de l'habitat avant de choisir (ou non) de faire du branchement subventionné et, le cas échéant, du ciblage ;
• il faut intégrer l'outil « branchement subventionné » dans une stratégie globale d'extension de la desserte (par exemple, il est inutile de lancer une telle opération si l'approvisionnement en eau ou en électricité de la zone n'a pas été sécurisé pour plusieurs années) ;
• il faut bien définir la cible du programme, son objectif quantitatif et, sur cette base, déterminer les moyens que l'entreprise devra mobiliser et la durée de cette mobilisation ;
• il faut identifier des critères de ciblage pertinents (bien corrélés avec les caractéristiques de la population cible), qui soient simples à vérifier et qui font consensus (afin de renforcer la légitimité de l'opération et donc le soutien politique dont elle aura toujours besoin).



Cet article résume les principales conclusions d'une étude réalisée par Hydroconseil et Urbaconsulting pour le compte de l'Agence française de développement. Celle-ci finance depuis de nombreuses années des projets de renforcement du service de l'eau qui s'inscrivent dans une stratégie globale de lutte contre la pauvreté. Les branchements sociaux constituent l'un des instruments utilisés pour maximiser l'impact positif des projets sur les ménages vulnérables. Cette étude a été publiée par l'AFD dans la série « Notes techniques »
www.afd.fr/fr/nt-53-branchements-sociaux-menages-vulnerables-collignon-cheurfa-fracassi


Emma Cheurfa
Hydroconseil
Email:
cheurfa@hydroconseil.com
Site internet: www.hydroconseil.com/fr

Bernard Collignon
Urbaconsulting
Email: collignon@urbaconsulting.com
Site internet: www.urbaconsulting.com

Marion Fracassi
Urbaconsulting
Email: fracassi@urbaconsulting.com
Site internet: www.urbaconsulting.com

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Urbaconsulting - Avignon - France
 
 

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