retour imprimer © Lettre du pS-Eau 89 de Jul 2019

En Inde, dans le district de Theni

Agir dans un contexte social et culturel complexe


Les blocs de latrines - ©Kynarou

En Inde, où les castes gèrent encore la vie de nombreux villages, l'association Kynarou met en œuvre des programmes de sensibilisation de la population sur le long terme pour permettre un accès à l'eau et à l'assainissement pour tous.

Kynarou est une association de développement, créée en 2004, à la suite d'une mission dans un centre social au sud de l'Inde, près de Madurai. Le centre s'occupait de jeunes filles intouchables (ou dalit du sanskrit signifiant opprimé), orphelines, venant de 250 villages environnants.
L'objectif premier de Kynarou fut dès lors la mise en place d'un accès à l'eau potable et à l'assainissement dans ces villages où la caste des Intouchables, par leur origine sociale, n'avaient pas accès à l'eau potable ou à des toilettes. Pour lancer le projet, Kynarou a collaboré avec l'association du Père Ceyrac, partenaire du centre social et qui avait mené l'opération Mille Puits dans les villages tamouls, projet coordonné par Thanappan.
Le travail dans ces villages mixtes (populations de moyenne et basses castes et populations intouchables) de zone rurale a révélé de nombreuses difficultés. Bien que la ressource d'eau souterraine se trouve pourtant en quantité suffisante pour satisfaire aux besoins de tous, les populations refusaient parfois de partager l'eau. Les chefs de village expliquaient, en effet, que les nappes phréatiques des quartiers intouchables du village étaient salées et distribuaient une eau non potable, tandis que de l'autre côté de la rue, dans les zones habitées par les castes plus hautes, l'eau était propre. Les villageois les plus aisés n'acceptaient pas que les plus opprimés aient accès à des robinets ou à des forages.

Une première phase pilote

De 2004 à 2008, Kynarou a ainsi mené des actions pilotes, avec des partenaires locaux de confiance très implantés comme le Center for Sustainable Development (CSD), spécialisé dans l'assainissement, Chinnamannur Weakers Development (CWD), association locale, Consortium for Dewats Dissemination Society (CDD Society), bureau d'études et l'assistance de partenaires techniques et financiers en France. Les projets devaient s'adapter à la culture locale, à l'attente des populations et être simples techniquement pour être facilement maintenus en état. Il s'agissait alors de forages dans des petits villages, équipés de pompes à motricité humaine et de programmes de sensibilisation des habitants. En amont des projets, une concertation a été engagée avec les autorités locales (le chef du panchayat, le gouvernement local, et son équipe, le préfet du district, le bureau gouvernemental de l'eau, les offices des forêts et les bureaux territoriaux) jusqu'à tisser des liens forts. L'équipe locale a progressivement renforcé ses compétences et sa connaissance de cette zone particulière et reculée. Kynarou a mené un travail de sensibilisation important aussi bien auprès des autorités locales de la zone d'intervention, qu'envers les populations. Le volet accompagnement des populations a toujours été très important, tant pour la bonne appropriation du projet par les bénéficiaires, que pour son développement correct à moyen et long terme.
Lorsque les villageois mettaient du temps à s'approprier le projet, lorsque les toilettes n'étaient pas tout de suite utilisées par exemple, l'équipe de Kynarou réalisait un programme spécifique d'accompagnement qui a été formalisé par la suite par une phase post projet de 18 mois, auprès des populations, afin que chaque famille puisse être épaulée dans ce changement de vie radical : accéder à une eau potable et à des toilettes disponibles nuit et jour, sans restriction.

Le rôle des femmes dans le renforcement du projet

De 2008 à 2012, des projets ont été menés dans une vingtaine de villages du district de Theni, dans l'Etat du Tamil Nadu, à l'ouest de Madurai. Les villages de Theni possédaient une particularité : un accès d'une heure à une heure et demi à une eau non potable, tous les deux à trois jours. Afin de s'assurer de récupérer toute l'eau qui serait distribuée, car ils ne connaissaient pas l'heure de distribution, les habitants cassaient les têtes des robinets collectifs. Des comités de gestion ont alors été formés par Kynarou et son partenaire dans chaque village. Chargés de la maintenance des ouvrages, des questions en lien avec le panchayat, de l'utilisation des installations hydrauliques ou sanitaires, ils ont également pour objectif de sensibiliser au quotidien les populations. Au départ, ces comités de gestion étaient formés des personnes les plus influentes du village, comme le chef du panchayat ou son vice-président, l'instituteur, un membre d'un Self Help Group (groupe d'entraide économique, féminin le plus souvent), des habitants. Dans le même temps, il apparaissait clairement que la motivation pour ce projet était plus forte chez les femmes. Ce sont en effet les femmes qui sont concernées par la corvée d'eau et les tâches ménagères, et même, le plus souvent, ce sont elles qui, dans ces villages, rapportent l'argent pour le foyer. Les hommes, eux, ne s'impliquaient pas dans le comité et mettaient en danger l'utilisation future des installations.
Les comités de gestion ont alors été modifiés : les femmes en sont devenues les membres principaux quand cela était possible, sur le modèle du Self Help Group. Ce changement a permis au projet de prendre de l'ampleur et aux programmes de sensibilisation d'avoir un impact sur toute la population.

La sensibilisation au cœur du projet

Ces programmes ont été pensés par l'équipe locale afin de répondre à tous les besoins des villages. Pour cela, des études ont été menées auprès de chaque foyer pour comprendre son quotidien dans l'utilisation de l'eau et les questions liées à l'hygiène.
En fonction des résultats de ces études, des sessions de sensibilisation ont été mises en place pendant la dernière partie de la réalisation du projet et la phase post projet auprès de chaque groupe de la population. Une animatrice sociale, recrutée au sein du village d'intervention et formée par Kynarou, a fait du porte-à-porte et a suivi chaque famille tout au long du projet. Des supports de sensibilisation ont également été distribués et des peintures murales mises en évidence sur certains bâtiments du village et sur les sanitaires collectifs. Une troupe de théâtre locale a aussi mis en relief, dans chaque village lors de spectacles de rue, la vie quotidienne, les messages clés de sensibilisation, des scénettes sur l'eau et son emploi, l'accès aux toilettes et leur utilisation, la gestion des déchets.
L'action de Kynarou n'a pas vocation à interagir avec la situation des castes dans les villages. Néanmoins, la sensibilisation mise en œuvre offre un axe de réflexion aux villageois, sans jamais émettre de jugement ou de recommandation. Mis en place et animé par l'équipe locale qui connaît les rites et les coutumes des populations bénéficiaires, ce programme de sensibilisation est totalement adapté aux problèmes et aux enjeux de chaque village ; l'objectif étant que les villageois soient sensibilisés à la gestion de l'eau communautaire et reconnaissent l'eau comme un bien commun, à partager en fonction des besoins de chacun et non de la caste de chacun. A l'issue des projets, une meilleure entente et cohésion entre les différentes communautés était visible.
Les séances de sensibilisation touchent ces sujets subtilement. Le travail dans les comités va dans le même sens, tout comme l'accompagnement des femmes mené pour leur expliquer leur poids en tant que citoyenne et potentielle pression envers les panchayats.
Les villages sont choisis selon un critère important : la volonté de partager l'eau. Sans quoi, les conflits sociaux liés aux castes peuvent devenir très bloquants. Lorsqu'une population ne souhaite pas partager l'eau, le projet est plus risqué, voire peut être un échec. La sensibilisation aide, mais prend du temps. Intégrer dans ces cas-là les populations des villages en tension aux programmes de sensibilisation, pour les orienter vers des solutions égalitaires de gestion de l'eau, pourrait être envisageable selon la coopération du maire et de ses services.

L'amélioration des dispositifs

Aux côtés d'étudiants de l'EPF Ecole d'ingénieur.e.s de Montpellier, Kynarou a notamment travaillé sur le problème de la dureté de l'eau. Les étudiants y ont répondu en recommandant une solution technique naturelle : l'utilisation de la poudre d'amla, une plante indienne très courante sur le terrain, qui pourrait être mise en chimisorption dans un quatrième réservoir du système de filtrations et qui agirait sur la turbidité et la dureté de l'eau ; une solution actuellement testée sur deux systèmes et, en septembre 2019, dans un nouveau district d'intervention, Salem au Tamil Nadu. Les systèmes en question ont succédé à la construction de forages qui a été arrêtée pour protéger les nappes. Montrant leurs limites pendant la saison sèche en raison du manque de pluies, ils ne constituaient en effet pas une solution pérenne, contrairement à des systèmes de filtration collectifs, à sable lent, qui permettent de distribuer 3000 litres d'eau potable par jour à la population, sans utiliser les réserves souterraines. Ces systèmes sont manufacturés par une ONG indienne Jal-TARA et sont très efficaces.
En parallèle, des petits systèmes de filtration ont été installés dans chaque classe des écoles villageoises, pour que l'accès à l'eau potable des enfants soit continu, entre la maison et l'école.
Concernant l'assainissement, un compromis a dû être trouvé entre les paramètres culturels forts (les femmes ne partageant pas les toilettes avec les hommes, il fallait construire deux bâtiments à deux endroits opposés dans le village) et le fait que les hommes ne souhaitaient pas utiliser de toilettes, tout en pensant à une solution simple mais écologique, facile à maintenir en état. Un travail a été réalisé en collaboration avec un partenaire spécialisé en assainissement et qui connait la zone d'intervention, l'entreprise sociale CSD. Les premiers projets ont, comme souvent selon le procédé d'intervention de Kynarou, été des projets pilotes mis en place dans 3 villages pour s'assurer que le modèle proposé pouvait convenir à la population. Il s'agissait de toilettes communautaires pour les femmes et les enfants, avec des chasses d'eau reliées à un système de décantation des eaux usées (DEWATS), et un filtre planté en fin de dispositif. Aidée d'un programme d'accompagnement social en faveur de toute la population, l'équipe a progressivement constaté que le système était éprouvé techniquement, jusqu'à avoir un taux d'usage très satisfaisant.
Année après année, Kynarou a souhaité développer la vie des villages sur d'autres aspects toujours liés à l'eau et à l'assainissement. Le projet a donc été étendu à de nouvelles thématiques : la collecte et le tri des déchets et la valorisation des cultures potagères.

Un élargissement à de nouvelles composantes

De 2012 à 2015, 25 villages ont pris part à deux projets autour d'une nouvelle composante : la gestion des déchets. Cette thématique déchets additionnée aux deux volets eau et assainissement a complété les actions menées.
Dans un premier temps, il s'agissait de la mise en place d'un système de récolte et de tri des déchets. La dynamique ayant bien fonctionné auprès de chaque échelon villageois, en 2018, un volet de valorisation des déchets a été développé avec un système de vermicompostage géré par les femmes, ainsi que la fabrication de briquettes combustibles à partir de déchets végétaux et/ou de papiers et cartons, un dispositif conçu par les étudiants de l'EPF École d'ingénieur.e.s.
Par ailleurs, le projet Watsan, débuté en 2018, implique 6 villages, soit 7 500  habitants, dans le développement de composantes supplémentaires introduites cette année : le bio gaz et l'agriculture familiale. Un digesteur de bio gaz est relié au système de décantation des eaux usées des sanitaires collectifs. Il permet d'éclairer les sanitaires et également d'alimenter une cuisinière collective. L'introduction de ce système a pour but d'être intégré dans chacun des projets de Kynarou et sera testé dans 5 autres villages dès 2020.
À la suite de l'initiative d'une des villageoises accompagnées par le projet, l'idée a germé avec elle de créer un jardin vitrine après les DEWATS, pour sensibiliser les femmes à l'agriculture familiale. Le volet « potagers biologiques » ou « kitchen garden » était ainsi ouvert avec 30 familles volontaires du village pour mettre en place sur leur terrasse ou dans l'espace derrière leur maison un petit jardin potager biologique, alimenté par les eaux usées de leurs cuisines et douches.
Aujourd'hui, 180 femmes ont participé à ce programme et les résultats sont concluants. Composante complémentaire et circulaire du reste des actions de Kynarou, les potagers sont très bien accueillis par les femmes, heureuses de pouvoir cultiver leurs légumes. Elles peuvent même parfois vendre leur surplus sur le marché local. A terme, il serait souhaitable de renforcer cette dynamique, afin de développer une activité génératrice de revenus.

Les résultats et les perspectives d'avenir

Kynarou compte désormais une quinzaine de salariés locaux en Inde encadrés par le directeur, qui a rejoint l'association en 2009 et a grandement participé à son développement local et à la réussite du projet dans sa globalité. Un coordinateur local à Theni, deux superviseurs de chantiers, un ingénieur en eau, trois éducatrices et deux coordinatrices techniques, deux comptables composent l'équipe. En 15 ans, grâce au soutien de ses partenaires (notamment la Ville de Paris, la Fondation Rainbow Bridge, la Guilde du Raid, les agences de l'eau, les régions Pays de la Loire et Centre-Val de Loire, des fondations d'entreprises), Kynarou a couvert environ 70 villages en Inde, soit près de 100 000 habitants, en mettant en place en priorité l'accès à l'eau et à l'assainissement. Depuis peu, les hommes de ces villages interpellent l'équipe pour demander de leur construire également des toilettes, une véritable évolution comparée à leur réaction lors des premières années d'intervention. La sensibilisation a fonctionné sur ces populations, grâce à des programmes vastes de longue durée, régulièrement répétés dans le quotidien de chaque bénéficiaire.
Une nouvelle phase de développement de Kynarou est en cours depuis 2016 : son intervention dans un second pays, le Burkina Faso. Le projet Sanya Ka Yiriwa, en cours d'achèvement dans quatre villages près de Bobo-Dioulasso, dans le sud-ouest du pays, conduit en partenariat avec l'ONG Seepat, a permis l'accès à l'eau (constructions de forages équipés de pompes à motricité humaine) et à l'assainissement (construction de latrines familiales) pour 3 000 personnes. Il a été rendu possible grâce au soutien de nombreux partenaires, dont la région Pays de la Loire, l'agence de l'eau Loire-Bretagne, le Fonds eau de Lyon. Deux nouveaux projets sont en préparation au Burkina Faso : l'un sera la suite du projet Sanya dans 4 autres villages d'ores et déjà identifiés ; le deuxième projet sera mené en collaboration avec la Fondation Kirchmann et concernera la mise en place d'une filière déchets dans le village de Serekeni.
Les échanges d'expériences et les diverses problématiques rencontrées au sein de chaque projet, que ce soit en Inde ou au Burkina Faso, rendent les partages riches, permettent le développement de compétences locales et ouvrent de belles perspectives, grâce au travail de l'équipe de Kynarou et de ses partenaires locaux.


Sophie Lehideux
Kynarou
Email:
kynarou@gmail.com
Site internet: www.kynarou.fr

Kynarou - Paris - France
Kynarou - Theni - Inde
SEEPAT - Bobo Dioulasso - Burkina Faso
 

Filtre à eau dans les écoles - ©Kynarou

Un potager biologique - ©Kynarou
 

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