retour imprimer © Lettre du pS-Eau 70 de Oct 2012

­Interview de Alassan Nahé, directeur d'Eau Vive Mali

Les programmes reposent désormais sur les acteurs locaux, qui ont besoin de moyens.

• Suite au coup d'Etat et à l'aggravation de la situation au Mali, quelles orientations ont été prises par Eau Vive vis-à-vis de ses interventions dans le pays ?
Les activités d'Eau Vive n'ont pas été trop affectées par les suites du coup d'Etat au Mali. D'une part parce que l'équipe d'Eau Vive est entièrement africaine ; le directeur est nigérien et l'équipe malienne. D'autre part, parce que nous n'avons pas de projet dans le Nord du Mali. Notre principal projet se situe actuellement dans la partie Sud de la région de Mopti et il est coordonné par un animateur issu de la région, qui continue donc à travailler sans problème.

Aux premières heures de la crise, nous avons dû suspendre nos déplacements sur le terrain. Maintenant, en dehors de certaines mesures de prudence (pas de déplacements à la nuit tombée par exemple), nous n'avons pas jugé nécessaire de procéder à des adaptations importantes dans nos interventions. Par contre, les partenaires qui ont des cadres européens ou américains ont dû les rapatrier à Bamako ou dans leurs pays d'origine. Certains expatriés ont été remplacés par des Maliens ou des Africains.

Notre difficulté majeure au Mali est d'arriver à mobiliser les partenaires financiers pour lancer de nouveaux programmes d'accès aux services essentiels. Nous savons pourtant que la réponse aux besoins de base est une des conditions sine qua non de la stabilité du pays.

• Quelles sont les conséquences de l'instabilité actuelle sur les interventions structurelles dans le secteur de l'eau potable et de l'assainissement ?
Au Mali, l'accès à l'eau potable et à l'assainissement de base est une préoccupation fondamentale pour une grande partie de la population, surtout rurale. A l'échelle nationale, le taux de couverture des besoins en eau potable était de 75,5 % en 2010. Mais c'est sans compter qu'environ 30 % du parc hydraulique malien n'est pas fonctionnel. L'accès à un assainissement adéquat est encore plus problématique. La proportion de la population possédant un système d'assainissement amélioré privé est de 27 % en milieu urbain et 6,4 % en milieu rural.

La crise qui sévit dans le Sahel aggrave les difficultés préexistantes. Bien que les pays sa-héliens aient eu par le passé à surmonter des crises du même genre, il n'est pas évident qu'ils s'en sortent cette fois-ci sans l'appui de la communauté internationale. Les problèmes posés par les activistes qui occupent le Nord Mali n'ont pas de frontières, leurs causes sont multiples et variées, d'où la nécessité de conjuguer les efforts à tous les niveaux.
Si la situation perdure, la plupart des acquis dans les domaines de l'eau et de l'assainissement seront perdus. Avec l'augmentation de la population, on aura besoin de nouveaux ouvrages, de réhabiliter ceux qui sont en panne, de structurer le secteur, etc. Or, rien de tout cela ne peut être fait sans la sécurité, la cohésion sociale et surtout les ressources conséquentes.

Chacun des pays du Sahel a élaboré une politique et des stratégies d'accès à l'eau potable et l'assainissement en comptant sur des ressources extérieures sous forme d'aide ou de prêt pour les mettre en œuvre. Sans un minimum de garantie, beaucoup de partenaires seront très réticents à les financer. La principale conséquence sera la dégradation de la santé de la population et particulièrement celle des plus vulnérables.

• Comment Eau Vive travaille-t-elle dans ces conditions instables au Mali ?
Notre équipe au Mali poursuit ses activités d'appui à six communes de la région de Mopti, dans le cercle de Bankass, pour la mise en œuvre de leurs projets dans les domaines de l'hydraulique rurale, de l'assainissement, de la production locale et de la protection de l'environnement. D'une manière transversale, nous renforçons les capacités des instances communales et structures villageoises afin qu'elles assurent durablement les services mis en place.

Tous les maires de nos communes partenaires sont en place ; celles-ci n'étant pas directement concernées par la crise, les autorités locales poursuivent normalement leurs activités. Cependant, les moyens leur font de plus en plus défaut. Dans ces communes, rien n'indique que le pays est en crise. La population est sereine et se déplace comme d'habitude, nos partenaires (entreprises et bureaux d'études) exécutent leurs activités sur le terrain sans aucune crainte. C'est l'avantage, dans les circonstances actuelles, d'une ONG d'appui très implantée localement et travaillant en partenariat étroit avec les entreprises, artisans, associations et élus locaux: ce sont les acteurs locaux qui agissent, l'avancement des programmes repose sur eux.

• Au quotidien, sur place, comment décririez-vous la situation ?
La situation est différente selon que l'on se trouve au Sud ou au Nord du Mali. Au Nord du pays, la situation est chaotique avec des persécutions et une application extrémiste de la charia (loi islamique) par les groupes salafistes qui se renforcent de jour en jour. Les problèmes sont nombreux : déplacement de la population, insécurité, dégradation des services de base, malnutrition et apparition de certaines maladies comme le choléra, etc.

Dans la partie Sud, on peut dire que la situation s'est plutôt améliorée depuis la mise en place d'un gouvernement d'union nationale. Par contre, pour la population, surtout pour les plus démunis, les besoins d'appui ne font que croître. Nous pensons que la situation risque de se dégrader à cause notamment du retrait de certains partenaires du développement et de la faible capacité de l'Etat à répondre aux besoins. L'Etat qui d'ailleurs doit faire face à une diminution drastique de ses recettes internes et de celles provenant des aides budgétaires.

Bien qu'au Sud la population vaque normalement à ses occupations, la situation ne peut cependant pas être considérée comme normale, car on assiste à un ralentissement des activités économiques, une flambée des prix de certains produits de première nécessité, une diminution des interventions de l'Etat pour la satisfaction des besoins sociaux, une plus forte insécurité dans certaines villes, etc. Mais pour les partenaires au développement qui ont opté pour la poursuite de leur appui, les activités se déroulent normalement, avec un minimum de prudence lors des déplacements sur le terrain.

• Qu'en est-il du contexte sécuritaire ?
En accord avec les appels à la prudence du MAE vis-à-vis des déplacements sur place des partenaires, en particulier pour les élus, nous ne pouvons engager notre responsabilité en disant que le risque pour la libre circulation de Français au Mali est sans danger. En revanche, nous tenons à faire passer le message que les projets de coopération peuvent sans problème se poursuivre par l'intermédiaire d'ONG locales d'appui au développement. Il est compréhensible que le MAE recommande aux élus français de ne plus se rendre sur place pour l'instant, mais il faut absolument continuer à soutenir la population et la construction d'un Etat de droit. La suspension brutale de l'appui au développement se répercuterait de manière terrible sur la population et ne ferait qu'aggraver davantage la crise.

Le retrait de certains partenaires au développement du Mali n'est selon nous pas fondé. Un grand nombre de structures (des ONG en majorité) poursuivent leurs activités, même dans le Nord du pays. De plus en plus de projets sont en train d'être montés par des structures de type humanitaire (CICR…) pour venir en aide aux populations du Nord du Mali. Un cluster Mali (voir article page suivante) a été créé pour mobiliser les ressources nécessaires aux populations du Nord et aux réfugiés se trouvant au Sud. Ce cluster est constitué pour la plupart de structures des Nations unies et d'ONG nationales et internationales. Tous les services de l'Etat fonctionnent normalement. Selon un maire de Banamba (région de Koulikoro) : « Nous redoutons plus les conséquences du départ de nos partenaires au développement que celui des occupants du Nord Mali ».

• Est-il plus difficile aujourd'hui de mobiliser des financements auprès de partenaires français ?
Certains partenaires veulent effectivement suspendre leur aide, du fait de la difficulté à se rendre sur place pour des missions d'échange entre élus ou de suivi des équipes techniques. Cette réaction est cependant loin d'être partagée par tous, notamment par les collectivités françaises en partenariat de longue date avec le Mali, qui font confiance à leurs partenaires locaux pour poursuivre le travail. La restriction des financements ou la clôture de programmes ne nous paraît pas du tout justifiée.

En travaillant avec des ONG sérieuses comme partenaires d'appui aux communes, les acteurs de coopération au développement français ont la garantie que leurs fonds seront sécurisés et que leurs communes partenaires bénéficieront de l'appui indispensable par ces temps de crise pour enrayer l'instabilité et reprendre le chemin du progrès social et économique.

• Est-il possible pour les collectivités locales françaises de poursuivre leurs coopérations décentralisées avec leurs partenaires au Mali et au Sahel, ou d'en démarrer de nouvelles ?
Comme je le disais à l'instant, oui, c'est tout à fait possible, en travaillant avec des partenaires locaux. C'est même indispensable de ne pas laisser tomber la population malienne qui se trouve déjà dans une situation très difficile entre la crise économique engendrée par la crise politique et la situation d'insécurité alimentaire à laquelle la région fait face.
En dépit de la crise qui prévaut au Mali et au Sahel en général, les actions de coopération décentralisée peuvent se poursuivre et même se développer en s'appuyant sur des structures, de type associatif par exemple, bien ancrées sur les territoires et qui mobilisent des compétences locales. C'est d'ailleurs une bonne occasion pour les acteurs français d'améliorer leur approche.

La poursuite des appuis dans le cadre de la coopération décentralisée et non gouvernemen­tale est aujourd'hui plus que nécessaire pour désamorcer les conflits sociaux nés sur le terreau de la pauvreté et de l'iniquité et créer les conditions d'un développement socio-économique harmonieux.

A contrario, suspendre la coopération ne ferait que nourrir l'instabilité et l'extrémisme, la population n'ayant alors d'autre alternative que de se tourner vers des pays ou des groupes d'influence moins désintéressés.


Interview réalisé par Virginie Bineau, directrice du développement à Eau Vive


Alassan Nahé
directeur d’Eau Vive Mali
Site internet:
mali.eau-vive.org

Eau Vive - Bamako - Mali
 
 

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