retour imprimer © Lettre du pS-Eau 65 de Apr 2011

Soudan: L'approvisionnement des quartiers périphériques de Khartoum: Disparités d'accès et diversité des modes de gestion


Remplissage des caros à Khartoum. (ph. Laure Crombé)

Bien qu'irrigué par les deux Nil, le Soudan reste un pays dans lequel une grande partie de la population n'a pas accès à une eau potable. Malgré les évolutions des systèmes d'approvisionnement et de gestion des services depuis les années 1990, les modes d'accès à l'eau restent très inégaux entre les quelque cinq millions d'habitants.

Les différents conflits politiques au cours des années 1980-1990 au Sou­dan ont conduit à un afflux massif de population dans la capitale, Khartoum. Le système d'approvisionnement en eau de la ville, qui date des années 1950, n'avait pas été conçu pour une population aussi nombreuse. La disponibilité apparente de l'eau, avec la présence du Nil bleu, du Nil blanc et d'une nappe phréatique de qualité, ne doit pas occulter les problèmes d'accessibilité réelle liés aux défauts de gestion, à la vétusté et à l'absence d'infrastructures.
Les instances gestionnaires de l'eau existent depuis l'indépendance au Soudan, tout comme les premiers réseaux urbains, et leur évolution a suivi les aléas politiques du pays.

Avant 1994, deux institutions étaient en charge de la gestion de l'eau, la Rural Water Corporation (RWC) et l'Urban Water Corporation (UWC). L'adoption du fédéralisme en 1994 a engendré une réorganisation. Ces organismes ont fusionné pour former la National Water Corporation (NWC), aujourd'hui Public Water Corporation (PWC), qui agit sous la tutelle du ministère de l'Irrigation et des Ressources en Eau. Elle délègue la gestion du service de l'eau aux 26 compagnies régionales, les State Water Corporation, créées en même temps que les États fédérés, qui sont en charge de la maintenance et de la création des équipements publics, de l'exécution des directives nationales et de la promotion des projets locaux.

La Khartoum State Water Corporation (KSWC) est la plus importante des ces compagnies et Khartoum bénéficie du plus grand réseau d'adduction du pays. Ce système repose originellement sur l'extraction et le traitement de l'eau des deux Nils. Aujourd'hui, sept stations de pompage alimentent le réseau central. Cependant, une importante partie de la population khartoumoise occupe les périphéries non connectées et dépend d'autres systèmes d'approvisionnement à partir de forages locaux et de revendeurs d'eau ou encore de micro-réseaux.
Du point de vue de l'approvisionnement (cf. encadré page suivante) et de la gestion du service, les changements apportés par la KSWC ont été importants.
La démarche de partenariats avec le secteur privé s'est développée tant au niveau de la réalisation des infrastructures qu'au niveau de la gestion des équipements, en particulier de la collecte des abonnements mensuels.

Trois niveaux de tarification selon le type de raccordement
Alors qu'auparavant celle-ci était effectuée par des employés de la KSWC ou des membres des administrations loca­les (comités populaires), l'ensemble des bureaux locaux délègue désormais en partie cette tache à des opérateurs privés.
La tarification de l'eau à Khartoum se fait par abonnement mensuel, décliné en trois tarifs selon le type de raccordement de la maison : 15 SDG (environ 4 €) pour une connexion de type 3 – maison traditionnelle, 25 SDG (environ 6,5 €) pour une connexion de type 2 – maison traditionnelle avec siphon, 45 SDG (environ 12 euros) pour les connexions de type 1 – immeuble ou villa. Le nombre d'abonnés a plus que doublé au cours des huit dernières années, ce qui imposait une certaine réorganisation du système de collecte.
Cependant, ces efforts se concentrent sur les entreprises, les hôtels et le secteur privé, qui relèvent d'une tarification spéciale, ainsi que les quartiers aisés, qui consomment des quantités d'eau importantes. Dans les quartiers connectés de 2e ou 3e classe, le recouvrement des abonnements mensuels est également délégué à des entreprises privées, mais l'efficacité reste limitée. D'une part les opérateurs ne sont pas toujours compétents, leur partenariat avec les bureaux locaux de la KSWC étant parfois basés sur des relations personnelles et non de réelles qualifications, d'autre part le taux d'abonnés qui payent réellement chaque mois reste faible, surtout dans les quartiers très récemment raccordés à un réseau. En dépit de ces investissements importants, la moitié de la population khartoumoise ne dispose pas de l'eau à domicile, et même dans les quartiers desservis par le réseau formel, la qualité du service et de l'eau reste problématique ; les coupures, le manque de pression et les maladies sont fréquents.

Une desserte qui s'avère très inégalitaire
Le réseau formel nilotique dessert donc les trois centres urbains de Khartoum, Khartoum Nord et Omdurman, soit quelques 2 millions d'habitants. Néanmoins, au sein de ces quartiers, des différences de connexion existent et révèlent la capacité individuelle des habitants à améliorer leur accès à l'eau. Le choix de la connexion (type 1, 2 ou 3) est significatif mais aussi la présence de pompes et de réservoirs sur les toits afin de stocker l'eau en prévision des coupures ou de baisses de pression, ou encore l'utilisation de filtres ou de fontaine pour l'eau de boisson. Certains de ces systèmes, directement en lien avec les moyens financiers des ménages, entraînent des problèmes de pression chez les voisins non équipés. Ainsi, dans une zone desservie à la base par le même réseau public, de très forte disparités apparaissent entre les maisons modestes et d'autres entretenant des jardins verdoyants ou un parc automobile.

Dans les périphéries de la ville, l'installation rapide et massive de populations majoritairement déplacées ou migrantes a provoqué un fort étalement urbain depuis les années 1990. Par manque de moyens ou de volonté, et compte tenu des tensions ethniques et politiques autour des déplacés, l'État n'a pas étendu le réseau d'adduction d'eau. Pendant longtemps et encore aujourd'hui, la majorité de ces espaces, parfois situés à plusieurs dizaines de kilomètres du Nil et des centres villes, dépendent de la nappe phréatique pour leur approvisionnement en eau. Des forages avec des réservoirs surélevés jalonnent les blocs d'habitation et constituent les principales sources d'eau. L'eau est vendue une première fois sur place aux revendeurs ambulants, les caros, qui se chargent de la redistribuer dans les maisons. Le prix de revente varie généralement entre 3 SDG et 7 SDG pour un caro entier (soit entre 0,8 et 2 euros pour deux barils de pétrole soudés, soit 318 litres). Avec ce système un foyer dépense en moyenne 120 SDG par mois (environ 30 euros) pour s'approvisionner en eau et doit de surcroît limiter sa consommation.

Ces forages ont été construits au fur et à mesure de l'installation de la population dans le désert et bien souvent dans l'urgence. Aujourd'hui la majorité de ces infrastructures ap­partient à la KSWC. Cependant leur construction a été pour un certain nombre d'entre elles le fait d'organisations internationales ou nationales, d'initiatives d'habitants aisés et ont souvent été gérées indépendamment par les comités locaux.
Cette configuration initiale peut sembler uniforme mais les situations (prix, qualité de l'eau, fiabilité de la ressource, régularité…) varient fortement et dépendent assez largement de la volonté et de la capacité régulatrice des acteurs locaux.

Depuis les années 2000, des micros réseaux se développent progressivement dans les périphéries au gré des capacités locales ou des plans de la KSWC. Ils marquent une nouvelle étape hybride dans le service de l'eau à Khartoum. Calqués sur la norme standard du réseau avec desserte des habitations à domicile et robinet individuel, ces micros réseaux s'en détachent cependant, de par leur déconnexion au système central, leur approvisionnement par des forages locaux, et leur territoire de desserte restreint de un à trois blocs d'habitations. La majorité de ces réseaux sont l'œuvre de la KSWC et adoptent de fait les mêmes normes tarifaires que le réseau central. Toutefois d'un micro réseau à l'autre, les modalités de gestion, de tarification et l'efficacité peuvent varier. Ils n'offrent pas tous un service permanent. A la différence du réseau central, certains ne fonctionnent que le matin et le soir. Les coupures induites par des pannes ou un manque de diesel dégradent également le service. Les caros sont alors à nouveau les distributeurs incontournables de l'eau. Cette variabilité dépend de l'efficacité des personnes en charge de la maintenance, de la rapidité de la KSWC à gérer les problèmes et de la présence ou non d'une force de pression locale.

Des opérateurs locaux aux stratégies divergentes
Une étude réalisée depuis 2009 dans quatre blocs d'habitations en périphérie ouest d'Omdurman permet d'illustrer ces évolutions et d'identifier ces trois phases d'évolution du service de l'eau : une phase de dénuement, une phase de gestion communautaire, et enfin le retour des investissements de l'État.
La période qui a suivi l'installation de la population, au début des années 1990, fut marquée par l'absence de système de distribution d'eau de proximité, le désinvestissement de l'État et la cherté de l'eau. Le quartier de Dar es Salam est une aire de relogement. Une partie choisie de la population qui vivait de façon informelle aux abords de la ville s'est vu expulsée et attribuée des terrains loin en périphérie dans le désert. Au final, l'installation légale des populations dans ces aires de relogement et le développement des services de base ne furent pas concomitants.

C'est dans ce contexte qu'est intervenue l'ONG Action contre la faim (ACF). Le projet d'ACF comprenait l'installation d'un forage et d'un réservoir surélevé pour la vente d'eau aux caros et la mise en place d'un comité de gestion de l'eau. Un an plus tard, ce comité s'était transformé en une association indépendante enregistrée au ministère des Finances, l'Association pour l'eau, la santé et l'éducation dans les blocs 26, 27, 28 et 30 à Dar-es-Salam. Cet enregistrement a marqué le début de la phase communautaire pour la gestion de l'eau. La mission principale de l'association est de fournir de l'eau de qualité et à un prix abordable à la population des quatre blocs. Elle s'occupe donc de la gestion du forage, de son fonctionnement et de sa maintenance mais aussi de la vente de l'eau aux caros. Cela fait maintenant près de quatorze ans que l'association accomplit cette mission avec succès. Elle s'est imposée en tant que gestionnaire du service mais aussi en tant qu'acteur de développement du quartier. L'association réinvestit en effet les bénéfices de la vente de l'eau dans des projets de développement local, comme la réhabilitation d'écoles, des campagnes autour de la santé et de l'hygiène, le ramassage des déchets. Pour la réalisation de projets plus importants, l'association cherche des partenaires parmi les ONG ou autres organismes de coopération internationale. Elle a ainsi été, en 2004, à l'origine de la construction d'une seconde infrastructure pour l'eau, identique à la première, grâce au soutien du fonds social de développement de l'ambassade de France. Elle a aussi mené d'autres projets avec les ONG Triangle et Catholic relief service.

Depuis 2008, dans les blocs 26, 27 et 28, un micro-réseau public de distribution d'eau à domicile a été installé et géré par la KSWC, indépendamment de l'association. Sa construction s'est faite en partenariat avec une entreprise privée. Ce réseau fonctionne selon les normes tarifaires de la KSWC, excepté que pendant deux ans l'abonnement était de 26 SDG au lieu de 16 SDG, la différence étant la part reversée à l'entreprise privée. L'arrivée de ce réseau perturbe le fonctionnement de l'opérateur communautaire initial, puisque la demande des caros a baissé, donc les revenus de la structure aussi. L'argent des abonnements mensuels pour l'eau revient désormais à la KSWC qui ne le réinvestit pas sur le quartier. Malgré cette modernisation, l'association n'a pas souhaité arrêter son travail ni le fonctionnement du puits. D'une part parce que le bloc 30, dont elle est responsable pour l'eau, ne bénéficie pas du micro-réseau de la KSWC. D'autre part, parce que l'association voulait s'assurer de la fiabilité du micro réseau avant de cesser son activité. Enfin, parce que les caros qui viennent chercher de l'eau aux deux forages communautaires desservent encore largement d'autres espaces non connectés. Cesser l'activité de revente d'eau signifie également ne plus avoir les capacités de mener d'autres projets de développement.

Depuis trois ans il y a donc deux systèmes de distribution qui se côtoient et se superposent dans les blocs 26, 27, 28 et 30 à Dar es Salam, ainsi que deux principaux acteurs dans la gestion de ces systèmes. L'exemple du projet associatif contribue à souligner la réussite du projet d'ACF et la nécessité de baser les actions de développement sur l'implication de la population locale pour assurer une durabilité. Cependant, les échecs dans d'autres blocs proches viennent nuancer cette approche.

Le retour des investissements de l'État à travers le micro-réseau a d'une certaine façon modifié la gestion collective et créé certains conflits entre les différents acteurs. Aujourd'hui, l'articulation se joue entre l'association coopérative, née dans le but de gérer un puits lorsque l'État était totalement absent, le comité populaire qui se veut une instance administrative locale à laquelle la gestion de l'eau peut revenir, et la KSWC, le référent national. Les antagonismes entre ces trois sphères possibles de gestion se comprennent d'autant mieux au vu de l'histoire conflictuelle de la construction de ces espaces périphériques à Khartoum.
Les logiques d'exclusion des populations des zones de relogement ont sous-tendu la création de l'association, qui s'est positionnée en acteur phare du développement, de l'organisation du quartier et en palliatif des manques d'investissements du régime. Le dynamisme de cet acteur local a permis la mobilisation d'une partie de la population autour de projets d'amélioration des conditions de vie dans le quartier. Certaines de ses prérogatives lui sont aujourd'hui en partie retirées et cette nouvelle situation met son existence en péril.


Le plan d'investissement de la KSWC
Depuis le début des années 2000 (nouvelle loi sur l'eau en 2000, lancement du vaste plan d'investissement en 2001), la KSWC a opéré dans deux directions principales : d'une part, la réhabilitation du réseau ancien et l'augmentation de la capacité de production à partir des deux Nils et de l'aquifère, avec la réhabilita­tion des stations et la création ex nihilo de deux nouvelles stations ; d'autre part, l'extension de réseaux dans les périphéries non desservies, avec le creusement de nouveaux forages, l'extension du réseau central dans les espaces proches et le développement de micros réseaux. En dix ans, la capacité totale de production a augmenté de 114 % contre 30 % pour la décennie précédente. Bien que la part du budget alloué à la KSWC par le ministère de la Planification et des Travaux publics diminue significativement, cette dernière continue ses efforts d'investisse­ments: 95 millions de livres soudanaises (SDG) investis en 2008 contre 57 seulement en 2005 (soit 24,4 M€ en 2008 et 15 M€ en 2005).
1 1 euro = environ 3,8 SDG


Laure Crombé
doctorante en géographie,
CEDEJ Khartoum, Université de Paris-Ouest Nanterre La Défense, Université de Fribourg
Email:
luria_erol@hotmail.fr

ACF - Montreuil - France
KSWC - Khartoum - Soudan
 

Les actions de sensibilisation à l'hygiène menées avec succès par l'Association pour l'eau à Dar-es-Salam témoigne de l'intérêt d'impliquer les populations. (ph. Laure Crombé)
 

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