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L'eau peut-elle être gratuite?


article de presse Mar 2006
Aut. Bruno D. Cot
Ed. L'Express - Paris
Téléchargeable chez l'éditeur
Article:
Chaque jour, jusqu'à 30 000 personnes meurent de maladies liées au manque d'eau potable. Après vingt ans de bonnes intentions proclamées, 1,5 milliard d'habitants de la planète n'ont toujours aucun accès à cette ressource vitale. Alain Henry et Jean-Luc Touly, que tout oppose, se battent pour cette même cause. Le premier dirige les programmes d'accès à l'eau de l'Agence française de développement, l'organisme public qui, en 2005, a géré près de 2,2 milliards d'euros de projets de soutien en faveur des pays en voie de développement. Le second a un passé militant plus tumultueux. Ancien salarié du groupe Veolia, il est devenu la bête noire des multinationales de l'eau, dont il traque les excès. Aujourd'hui, il dirige l'Association pour un contrat mondial de l'eau, créée en novembre 2001, qui, dans la mouvance altermondialiste, cherche à faire pression sur les gouvernements afin que l' «or bleu» soit un droit universel et un bien gratuit pour tous les Terriens, même les plus démunis.

Entre le 4e Forum mondial de Mexico (16-22 mars) et la journée qui lui était consacrée le 22 mars, jamais l'eau n'a fait l'objet de tant de débats. Doit-on la considérer comme une ressource en péril?


Alain Henry: Elle est surtout naturelle et renouvelable. Ce qui ouvre la porte à de beaux espoirs. Il s'agit ici de l'eau potable nourricière. Celle-ci représente seulement 3% des ressources hydriques totales, dont une bonne partie se trouve prisonnière des glaces polaires, donc inaccessible. Les trois quarts de cette eau douce utile servent à l'industrie, à l'agriculture ou à l'élevage. Le dernier quart sert aux besoins domestiques ou à se désaltérer. Bref, les quantités vitales dont nous parlons sont finalement infimes à l'échelle de l'ensemble de l'eau disponible sur la planète, si bien que l'on peut espérer ne pas en manquer dans les années à venir.
Jean-Luc Touly: Le problème se pose moins en termes de ressources que de répartition et d'usages. Oui, il y aura suffisamment d'eau douce même dans vingt ans lorsque l'humanité sera passée de 6 à 8 milliards d'individus. Mais cette quantité moyenne va diminuer avec l'explosion démographique et les besoins humains en eau plus grands: ils ont déjà été multipliés par sept. D'immenses inégalités persisteront à cause de la répartition des réserves: aujourd'hui, 40% d'entre elles se concentrent dans six pays principaux et, demain, les mêmes régions qu'aujourd'hui continueront à souffrir de stress hydrique. Immanquablement, l'or bleu va devenir le pétrole du XXIe siècle.

«L'eau est un patrimoine commun de l'humanité. Il faut l'extraire de la sphère marchande»
Jean-Luc Touly

A ces disparités géographiques ne s'ajoute-t-il pas des inégalités entre les économies?

J.-L. T.: Oui et le fossé entre économies dites «développées» et «pays en voie de développement» n'a même jamais été aussi profond. Un Américain utilise chaque jour de 500 à 600 litres, contre à peine 20 pour un Africain! Il y a donc un lourd travail d'information à faire auprès des populations les plus favorisées, sans pour autant les culpabiliser: comme vient de le préciser Alain Henry, l'utilisation domestique de l'eau n'est qu'une petite part de la consommation d'eau. Et, surtout, l'eau économisée par un Californien n'ira pas pour autant en Afrique… Mais, plus grave que nos petites consommations personnelles, certains peuples continuent à n'avoir aucun accès à l'eau potable: de 1 à 1,5 milliard de personnes en sont privées et plus de 2 milliards ne disposent pas de moyens d'assainissement corrects (collecte des eaux usées). D'ici à 2025, si rien ne change, ces proportions devraient doubler... J'ajoute que ces chiffres ont une traduction sanitaire catastrophique puisque, chaque jour, jusqu'à 30 000 personnes décèdent de maladies liées à l'eau non potable…

Face à un tel bilan comptable, la prise de conscience de la communauté internationale a-t-elle été tardive?

A. H.: Elle remonte au début des années 1990, avec notamment le Sommet de la Terre à Rio. Mais les pays en voie de développement sont confrontés au problème de l'accès à l'eau depuis leur indépendance. A cette période, la plupart d'entre eux ont mis en place des régies publiques invoquant leur caractère stratégique pour la nation. Mais ce type de gestion a rapidement montré ses limites. Vous en avez, aujourd'hui encore, l'exemple à Port-au-Prince (Haïti), où rien ne fonctionne: l'eau sort rarement du réseau et, lorsque celle-ci coule, elle n'est pas potable. A partir des années 1960, nous avons donc tenté, avec d'autres institutions, d'aider ces systèmes. Ici, pour réparer le réseau; là, pour le réhabiliter ou encore pour essayer de lui apporter un mode de gestion optimal de sa clientèle. Sans succès. Au point de tirer de ces expériences les mêmes conclusions: on a constaté un niveau de pertes record (50% de fuites), le quart de l'eau produite était payé et les plus riches étaient les derniers à s'acquitter de leur note… Ces échecs ont conduit vers 1990 la plupart des institutions d'aide, comme la Banque mondiale, à encourager un mouvement de privatisations de ces régies publiques.
J.-L. T.: L'idée selon laquelle une personne du privé serait forcément plus compétente et plus performante qu'une personne du public est une vue de l'esprit. En Amérique du Sud comme en Asie ou en Afrique, il n'y a pas eu de naufrage du secteur public, mais une défaillance de l'Etat dans son ensemble. On n'est pas plus ou moins bon selon son appartenance à tel ou tel secteur, on est mauvais parce que la direction n'est pas bonne. D'ailleurs, depuis le début des années 1990, le bilan de l'arrivée des grandes multinationales privées, et souvent françaises (Suez, Lyonnaise des eaux, Veolia, etc.), dans la gestion des grands services d'eau a souvent été catastrophique.

«L'objectif? Réduire de moitié le nombre de personnes qui n'ont pas d'accès à l'eau d'ici à 2015»
Alain Henry

Dans quels pays, par exemple?

J.-L. T.: Le cas de Buenos Aires en Argentine est caractéristique. Arrivé en 1993 après avoir obtenu la direction du service des eaux (10 millions de clients), le géant français s'est lancé dans la construction d'infrastructures grâce à des fonds prêtés par la Banque mondiale. Avec l'engagement de ne pas augmenter les tarifs… Puis, devant les difficultés financières du pays et désirant un retour sur investissement plus rapide, les responsables de Suez ont demandé à indexer le prix de l'eau non plus sur le peso mais sur le dollar. Résultat? Une hausse de 60% des tarifs, avant un départ récent en catimini de l'entreprise. Dans cette affaire, le plus révoltant est que ces multinationales puissent ainsi impunément venir se faire de l'argent sur le dos des plus pauvres, sans aucune obligation en retour.
A. H.: La catastrophe argentine n'est pas aussi emblématique, parce que, à l'origine de ces déboires, vous le savez, il y a une crise monétaire sans précédent. Par ailleurs, à ma connaissance, la gestion de Suez a aussi permis d'étendre le réseau de distribution à un plus grand nombre. Il n'y a pas de choix idéologique à faire. Là où le secteur public fonctionne bien, il n'y a rien à changer. Mais il existe des dizaines d'exemples positifs d'une gestion de l'eau passée au secteur privé. C'est le cas des principales villes du Sénégal où, en moins de dix ans, les taux de pertes ont été divisés par deux, où la desserte des quartiers a été améliorée (de 240 000 à 400 000 branchements) et où les tarifs n'ont pratiquement pas changé!

A vous entendre, ni la privatisation, totale ou partielle, ni la régie publique ne semblent avoir été des solutions satisfaisantes. Comment peut-on, aujourd'hui, faciliter l'accès à l'eau potable des pays en développement?

A. H.: Incontestablement, la question de l'eau ne se réduit pas à une affaire de financements. Il faut mettre en place une gestion structurée et partagée des ressources. En France, par exemple, nous avons une administration par bassin où les acteurs de l'eau - éleveurs, agriculteurs, céréaliers, etc. - se réunissent et décident ensemble des priorités. Ce modèle organisationnel est aujourd'hui largement repris à l'étranger, et nous appuyons sa mise en place, notamment au Maroc. Les économies occidentales peuvent aussi aider les pays en développement à faire des choix stratégiques, comme trouver la culture qui fournira le meilleur rendement hydrique; ou développer des techniques spécifiques telles que le goutte-à-goutte ou le semis en couverture directe. Pour le reste, c'est-à-dire le mode de gestion, il doit être d'un bon niveau pour que le système fonctionne. Or j'ai la faiblesse de penser que les entreprises privées peuvent apporter un sens plus aigu du management. L'eau est un bien commun mais peut se gérer comme n'importe quelle autre ressource.
J.-L. T.: Pour ma part, je crois qu'il faut extraire l'eau de la sphère marchande. Elle est une ressource essentielle à la vie, au même titre que l'air. En faire un bien marchand, c'est une privatisation de la vie alors que l'eau doit être un droit universel. C'est là le cœur de notre combat à l'Association pour un contrat mondial de l'eau: faire admettre qu'elle est un bien commun, patrimoine de l'humanité. Cela signifie que sa propriété, sa gestion et sa distribution doivent rester dans le domaine public. Cela sous-entend aussi que son accès doit être gratuit et garanti à tous, y compris à ceux qui ne peuvent pas payer. Nous fixons ce minimum vital à 40 litres d'eau potable par jour et par habitant.
A. H.: Même si ce discours commence à connaître un certain écho, faire croire que l'eau peut être gratuite est dangereux et irresponsable. Elle restera toujours la plus chère du monde pour les plus pauvres qui n'y ont pas accès. De plus, cette barrière de 40 litres est arbitraire, surtout en Afrique, où la moyenne se situe autour de 15 litres. Enfin, ce seuil ne concerne que les urbains. Il exclut, de fait, 60% de la population africaine qui est rurale et pour qui rien n'est fait. L'eau gratuite? Cela a déjà été tenté dans les années 1980. Souvenez-vous des forages entrepris et de ces pompes financées et installées dans les lieux les plus reculés, grâce aux deniers publics ou humanitaires. Au bout de dix ans, les machines ne fonctionnaient plus parce qu'il n'y avait personne pour en assurer le suivi ni pour en payer l'entretien. Ce fut un immense gâchis. Il faut donc sortir des discours idéologiques, cesser de placer les populations dans une situation d'assistanat et les responsabiliser: le service de l'eau a un coût.

Ce coût a-t-il déjà été chiffré pour les décennies à venir? Et comment le financer?

A. H.: Dans la foulée de la création d'un Conseil mondial de l'eau (1996) ont suivi à intervalles réguliers un certain nombre de forums: Marrakech (1997), La Haye (2000), Johannesburg (2002), Kyoto (2003), jusqu'à celui de cette année à Mexico. Ces grands raouts aboutissent souvent à des déclarations d'intention, mais ils sont aussi une formidable caisse de résonance, même pour vous, altermondialistes, qui, grâce à eux, avez gagné en légitimité. Ces rassemblements permettent, enfin, de confronter les points de vue des experts et des acteurs de l'ensemble du secteur. L'un des plus beaux acquis de ce type de rendez-vous a été les «Objectifs du millénaire», adoptés à New York en l'an 2000: l'humanité promet de réduire de moitié le nombre de personnes qui n'ont pas d'accès durable à une eau saine d'ici à 2015. Ce qui revient à rassembler chaque année entre 11 et 15 milliards de dollars supplémentaires par rapport à ce qui est déjà engagé par l'aide au développement.
J.-L. T.: Cette somme n'est pas inaccessible, même si le but ne sera jamais atteint en temps et en heure. Il faut d'abord que les gouvernements les plus riches s'acquittent chaque année de leur aide au développement, ce qui est loin d'être le cas. Ensuite, il faut trouver d'autres financements collectifs et durables. Nous proposons un impôt mondial de solidarité aux pays de l'OCDE, équivalent à 0,01% de leur produit intérieur brut. Mais des secteurs bien ciblés qui profitent de la mondialisation pourraient aussi participer à cet effort financier. Nous militons pour taxer le commerce de l'armement, dont le chiffre d'affaires dépasse 1 000 milliards de dollars. Ou celui de l'eau en bouteille, trusté par quelques multinationales (Danone, Nestlé, Coca-Cola et Pepsi).
A. H.: Ce n'est pas à moi de contester la faisabilité de ces propositions, même si, on le voit bien, c'est la volonté politique commune des Etats qui fait cruellement défaut lorsqu'il s'agit de faciliter l'accès des plus pauvres à l'eau. Je n'ai aucune position idéologique et si les gestions publiques et 100% privées n'ont pas toujours été satisfaisantes, je veux juste faire remarquer qu'il existe d'autres moyens d'action, moins radicaux, plus limités mais aux résultats efficaces. L'Agence française de développement encourage, par exemple, le multipartenariat en s'appuyant sur les organisations régionales. A N'Djamena (Tchad), nous avons ainsi réussi à étendre la desserte d'eau à la périphérie par la création de miniréseaux fondés sur des associations d'usagers parfaitement organisées. Ce type d'action ne révolutionne pas le pays mais va dans le sens que nous souhaitons, celui de la responsabilisation. Et, pardonnez le jeu de mots, ce sont bien «ces petits ruisseaux» qui font les grandes rivières.

propos recueillis par Bruno D. Cot

Mots clefs:

accès à l'eau (CI) (DT) (OP) , économies (CI) (DT) (OP) , marchandisation, privatisation (CI) (DT) (OP)

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