retour imprimer

Les guerres de l'eau seront des guerres civiles


article de presse Oct 2009
Aut. Frédéric Lasserre
Ed. Le Monde - Paris
Téléchargeable chez l'éditeur
Article:
Dans un chat au Monde.fr, mercredi 28 octobre, Frédéric Lasserre, directeur de l'observatoire de recherches internationales sur l'eau à l'université de Laval (Quebec, Canada) et auteur du livre Les guerres de l'eau (Delaville, 2009) considère que les guerres n'opposeront pas les Etats entre eux mais il s'agira de conflits à l'intérieur des sociétés.

Azizntic : Qu'entendez-vous par les guerres de l'eau ?

Frédéric Lasserre : Il y a deux types de guerre de l'eau qui circulent dans la littérature, que j'ai abordés dans mon ouvrage. On parle souvent des guerres de l'eau comme des conflits possibles entre des Etats. Ce type de guerre de l'eau n'est jamais arrivé pour le moment, ou en tout cas très rarement. Ce qui me semble plus vraisemblable au XXIe siècle, ce serait plutôt des conflits, de très fortes tensions entre différentes composantes de la société, donc plutôt des guerres civiles.

Ginger : Que pensez-vous du dernier rapport d'Amnesty International concernant la manière dont Israël gère les ressources en eau en Cisjordanie et à Gaza ? Pensez-vous que ce rapport soit objectif ?

Frédéric Lasserre : Oui, je pense que c'est objectif. Ce n'est pas une nouveauté. On sait depuis plusieurs années qu'Israël favorise ses propres usages et les usages des colons juifs dans les territoires occupés, au détriment des usages des Palestiniens. Il est vrai que les agriculteurs israéliens ont souvent investi dans des systèmes d'irrigation performants. Mais il est indiscutable que les Palestiniens ne contrôlent pas leur accès à l'eau, ce qui alimente leur colère.

Babibel : La question du chat, "les guerres de l'eau auront-elles lieu", sous-entend qu'il n'y a pas encore eu de guerre de l'eau... Est-ce vrai ?

Frédéric Lasserre : C'est difficile de répondre, dans la mesure où il faudrait faire une analyse détaillée des archives historiques de beaucoup de régions différentes. Il y a très peu de guerres de l'eau entre Etats documentées. Il y en a eu une dans la très haute Antiquité en Mésopotamie, il y en a eu une au XVIIIe siècle en Asie centrale entre deux émirats. Certains analystes soulignent aussi le rôle du conflit sur le Jourdain dans l'éclatement de la guerre des Six Jours en 1967. Mais l'eau n'était pas le principal facteur de conflit. A part ces trois exemples, il n'y a pas eu de guerre entre Etats pour l'eau pour le moment.

Jblecanard : Dans quelle mesure les pays développés européens sont-ils concernés par "les guerres de l'eau" ?

Frédéric Lasserre : Assez faiblement, effectivement. Il y a des mécanismes d'adaptation dans la plupart des pays développés, qui font que la rareté n'est pas une source potentielle de conflit violent. Le risque de conflit civil est beaucoup plus présent dans les pays en développement, où les capacités techniques, sociales, financières à la rareté sont plus rares.

Jo : Pouvez-vous citer quelques régions qui auront une "guerre de l'eau" ?

Frédéric Lasserre : Il est difficile de prédire où des conflits vont éclater. On peut retenir un certain nombre de régions où le risque est élevé : dans le bassin du Nil, par exemple, dans le sous-continent indien, en Asie centrale, en Chine du Nord, dans le nord du Mexique.

Eucharis : Quel est votre point de vue sur les nappes phréatiques en Inde ?

Frédéric Lasserre : Les nappes phréatiques en Inde, comme dans d'autres régions, sont souvent surpompées pour satisfaire à la fois les besoin d'eau potable, mais surtout pour l'irrigation. C'est un bon exemple qui souligne à quel point le problème de l'eau dans le monde est surtout un problème dans l'agriculture. Essayer de prévenir les conflits liés à l'eau, c'est donc souvent se poser la question de la transformation des pratiques agricoles.

Thierry_chapin : Ne pourrait-on pas renflouer la mer d'Aral , les lacs asséchés (type lac Faguibine) et exploiter ainsi de nouvelles terres en favorisant l'agriculture vivrière ?

Frédéric Lasserre : Remettre la mer d'Aral à son niveau d'avant 1960 me paraît une entreprise impossible. Cela voudrait dire cesser pratiquement l'irrigation en Asie centrale. Et à la fois pour des raisons financières, économiques et sociales, aucun gouvernement de la région ne l'acceptera. Ce serait déjà remarquable d'arriver à arrêter le déclin de la mer dans son état actuel. Essayer de réutiliser les superficies qui sont apparues après le retrait de la mer suppose aussi de disposer d'assez d'eau pour irriguer ces régions, et de nettoyer le sol, qui est incrusté de sel.

Thierry_chapin : Les eaux fossiles en Libye appartiennent-elles vraiment seulement à la Libye ou les nappes traversent-elles les frontières ?

Frédéric Lasserre : Certains aquifères dans le sud de la Libye sont uniquement en territoire libyen mais d'autres sont aussi sur le territoire du Tchad, de l'Egypte et du nord du Soudan. L'exploitation rapide de ces aquifères par la Libye suscite déjà le mécontentement du voisin égyptien.

Pedro : Comment les Etats peuvent agir face à la géopolitique de l'eau qui est un problème global et qui ne relève donc pas de la souveraineté nationale ?

Frédéric Lasserre : Je ne pense pas que la géopolitique de l'eau soit un problème qui ne touche pas à la souveraineté des Etats. On ne pourra pas faire admettre aux Etats qu'ils n'ont plus du tout de souveraineté sur l'eau. Il vaut mieux les amener à négocier des accords de partage des eaux transfrontalières, et à coopérer pour optimiser les usages de l'eau. Plutôt que d'essayer de leur faire admettre une perte totale de souveraineté sur la ressource.

Lxjoao : Savez-vous si l'idée de la Libye d'utiliser l'énergie nucléaire pour dessaler l'eau de mer à grande échelle suit son cours ? Est-ce une solution pour les pays qui bordent les océans ?

Frédéric Lasserre : A ma connaissance, la Libye envisage toujours, effectivement, de construire des usines de dessalement nucléaire. Je ne sais pas si cela va se faire. Le dessalement est une option intéressante pour satisfaire les besoins de l'industrie et des villes, pas pour le secteur agricole, car c'est une eau qui revient trop cher.

Doudouix : Le Proche-Orient n'est-il pas candidat pour un tel scénario de guerre de l'eau, la Turquie bloquant l'accès à la Syrie et à l'Irak ?

Frédéric Lasserre : Pour de tels scénarios de conflit entre Etats, pour le moment, on a toujours su éviter l'éclatement d'une guerre. Il est certain que la Turquie dispose là d'un outil de pression très puissant. Mais elle sait aussi qu'elle est plus forte militairement, qu'elle est membre de l'OTAN, et qu'il y a donc très peu de chances que la Syrie entre en guerre contre elle pour la question de l'eau.

Ginger : L'idée de créer des agences internationales de bassin pour gérer des aquifères communs a été envisagée. Savez-vous si ce genre de projets se met en place et si oui, où ?

Frédéric Lasserre : Les agences de bassin pour les eaux de surface existent depuis déjà quelques décennies. Ces agences fonctionnent plus ou moins bien selon les régions, quand les Etats ont accepté de les créer. Maintenant, des agences pour gérer les eaux souterraines, à ma connaissance, il n'y en a pas encore.

Thierry_chapin : Par rapport au canal venant de Sibérie, le coût de ces grands travaux n'est-il pas celui de la survie de l'Humanité ?

Frédéric Lasserre : Je suppose que vous parlez du projet de détournement des fleuves sibériens. Les coûts de ces projets, qui existent aussi au Canada, sont astronomiques. On parle de plusieurs centaines de milliards de dollars, plus des coûts de fonctionnement de plusieurs centaines de millions par année. Dans ces conditions, on voit mal quel gouvernement financerait de tels projets. Il me paraît beaucoup plus sage d'essayer d'améliorer les usages actuels, essentiellement dans l'agriculture, plutôt que d'aller de l'avant avec des projets de transfert massif.

Ole : Que préconisez-vous pour éviter ce risque de guerres de l'eau ou est-ce déjà trop tard ?

Frédéric Lasserre : Souvent, à l'intérieur des sociétés où on observe de vives tensions, c'est le partage de l'eau pour l'agriculture qui est à l'origine de ces tensions. La solution à ces conflits passe donc pratiquement toujours par une réforme du secteur agricole, une amélioration des techniques d'irrigation, et une plus grande autonomie des agriculteurs dans leurs choix économiques.

Thierry_chapin : Est-ce dans l'intérêt des grandes compagnies type Véolia et Suez de faire en sorte que les habitations et les bâtiments soient pourvus de système de recyclage performant des eaux grises permettant de grandes économies d'eau ? S'ils sont de bonnes foi, pourquoi n'arrive-t-on pas à faire avancer de telles idées, meilleures pour la planète et économique pour les citoyens ?

Frédéric Lasserre : Je ne vois pas très bien pourquoi ce serait contraire à leurs intérêts. C'est sûr qu'à court terme, le recyclage des eaux grises, dans les villes où ces entreprises privées assurent la distribution de l'eau, implique une diminution de leurs ventes. Mais c'est aussi un marché qu'elles peuvent développer, à savoir : comment mettre en place de tels systèmes de recyclage des eaux usées. C'est une idée qui se développe de plus en plus.

Thierry_chapin : L'achat par les grands pays occidentaux, la Chine et l'Inde de surfaces agraires gourmandes en eau ne va-t-elle pas accroître ces tensions ?

Frédéric Lasserre : Ce ne sont pas les surfaces qui sont gourmandes en eau, cela dépend de ce qu'on y cultive, et comment. On peut très bien développer de nouvelles surfaces à cultiver, ce sera d'ailleurs difficile de faire autrement compte tenu de l'accroissement de la population mondiale, sans que ce soit nécessairement une catastrophe hydrologique si l'on cultive des espèces peu gourmandes en eau et avec des techniques d'irrigation efficaces.

LoraR : Que pensez-vous aujourd'hui de la privatisation de l'eau dans plusieurs Etats par des grandes firmes multinationales, comme en Jordanie par exemple ? Et quelles seraient les conséquences sur les guerres de l'eau ?

Frédéric Lasserre : Les projets de privatisation des services d'eau ne concernent que des villes. C'est l'alimentation en eau des citadins et des industries dans les villes qui est concernée. Aucune entreprise n'est intéressée par l'eau du secteur agricole, car c'est non rentable. De fait, ces privatisations ne concernent qu'une faible partie de l'eau consommée, et donc ont peu d'impact sur les possibles conflits liés à l'eau. Maintenant, que des privatisations mal gérées aboutissent à de forts mécontentements, c'est déjà arrivé, et il est possible que cela se reproduise.

Asa : Peut-on faire un parallèle entre la géopolitique du pétrole et celle de l'eau ?

Frédéric Lasserre : Je ne pense pas, pour plusieurs raisons : d'abord, le pétrole se trouve dans le sous-sol et ne coule pas, donc il est soit sur mon territoire, soit sur celui du voisin. En général, on sait à qui il appartient. Alors que l'eau s'écoule et implique donc, pour son exploitation, souvent plusieurs Etats. Quand un gisement s'étend sur plusieurs Etats, il y a souvent eu des accords pour son exploitation conjointe. La valeur du pétrole suscite à la fois des conflits mais permet aussi de rentabiliser son transport. C'est une autre différence importante avec l'eau, très lourde, et dont le transport sur de longues distances n'est pas du tout rentable.

Toto : Cela fait au moins 20 ans que l'on parle de la guerre de l'eau au Proche-Orient... Et pourtant, on ne voit pas ses effets pour l'instant. A votre avis, quelles sont les marques visibles d'une dégradation de la question de l'eau dans cette région ?

Frédéric Lasserre : On ne voit pas de guerre de l'eau précisément parce que la probabilité d'un conflit entre Etats demeure faible. Faire la guerre à son voisin ne règle pas les problème d'eau chez soi. En revanche, les tensions sociales liées au partage de l'eau augmentent beaucoup au Proche-Orient. On a parlé des Palestiniens qui y ont un accès bien plus restreint que les colons juifs dans les territoires occupés. On peut aussi penser aux agriculteurs égyptiens, syriens, qui risquent d'avoir des difficultés d'approvisionnement pour l'irrigation. C'est sur la base de ce genre d'indices-là qu'il faut commencer à agir rapidement.

Valplomo : Concernant le sujet de l'eau, n'y a-t-il pas un fossé entre les débats un peu idéologiques et crispés, par exemple sur le thème public-privé, et la réalité du terrain, où les différents acteurs n'ont pas d'autre choix que de travailler ensemble, et donc finalement de s'entendre ?

Frédéric Lasserre : Je pense qu'effectivement la question public-privé n'est pas fondamentale pour la question des guerres de l'eau, que c'est beaucoup plus un problème de gouvernance à l'intérieur des Etats, et de réforme profonde des secteurs agricoles. La dimension globale se trouve dans le fait que pour assurer aussi le succès d'une telle réforme, il va falloir donner des revenus aux agriculteurs, donc accepter que les cours mondiaux des principaux produits agricoles augmentent.

Arturo : Parler de guerre civile de l'eau est-il judicieux ?

Frédéric Lasserre : Je pense qu'il est tout à fait pertinent de se poser la question de la gouvernance de l'eau. Et je pense qu'effectivement, dans plusieurs régions, les tensions que suscite son partage inégal pourraient dégénérer en conflits violents. On en observe déjà au Mexique, en Afrique de l'Est, en Asie centrale, en Inde, avec à chaque fois avec plusieurs dizaines de morts.

Arturo : Justement au Mexique, les collègues mexicains refusent le terme de guerre de l'eau. N'est-il pas hasardeux d'en parler ?

Frédéric Lasserre : Je sais que dans le nord du Mexique, pour respecter le traité de 1944 avec les Etats-Unis, le gouvernement fédéral impose des restrictions sur l'irrigation aux petits paysans. Il y a déjà eu des affrontements avec la police, qui ont fait quelques morts. Et c'est justement un de mes collègues mexicains qui me parle de cette situation et qui craint son extension, en utilisant le terme de "guerre civile de l'eau". Mais je n'ai jamais dit que ça allait être un conflit qui allait embraser tout le Mexique.

Peanuts : Suggérez-vous une instance internationale de régulation ou plutôt des modes de règlement bilatéraux ou plurilatéraux ?

Frédéric Lasserre : Les Nations unies ont reconnu qu'il était utopique de penser créer une instance internationale de régulation. L'option qui est privilégiée dans la convention de New York sur l'utilisation des fleuves est justement d'amener les Etats de chaque bassin versant à négocier un accord régional.

Thierry_chapin : Les Echos titrait il y a peu : "L'eau, le diamant du futur" et Le Monde titrait "Le monde de l'industrie n'anticipe pas assez la raréfaction de l'eau"... Alors qui va le faire ? Pourquoi ne nous préparons-nous pas dès à présent ? Qui sera coupable ?

Frédéric Lasserre : Je ne pense pas qu'il y aura des coupables. Les gouvernements ont très clairement conscience de l'ampleur des défis de la gestion de l'eau. Mais souvent, la réforme des secteurs agricoles pose des questions d'une très grande complexité, à la fois à l'échelle locale et à l'échelle internationale, avec le jeu des échanges commerciaux internationaux.

Mot clef:

conflit (CI) (DT) (OP)

Editeur/Diffuseur:

Le Monde - Paris
    

En cas de lien brisé, nous le mentionner à communication@pseau.org

   © pS-Eau 2024