retour imprimer © Lettre du pS-Eau 68 de Dec 2011

Focus « solution » : A Soweto, des citoyens portent plainte: Le droit à l'eau, un droit de l'homme à mettre en oeuvre

En 2010, l'Assemblée Générale et le Conseil des droits de l'homme des Nations Unies ont tous deux reconnu le droit à l'eau et à l'assainissement comme un droit de l'homme. Le prochain Forum Mondial de l'Eau fait du droit à l'eau une priorité et constituera ainsi une formidable opportunité pour échanger et mettre en valeur des solutions permettant de contribuer à sa réalisation concrète.

Les résolutions prises dans le cadre des Nations Unies coupent court aux controverses juridiques sur l'existence et la définition (1) du droit à l'eau. Il s'agit désormais de s'assurer de la mise en œuvre effective de ce droit à tous les échelons, locaux, régionaux et nationaux.
Parmi les exemples qui pourront être mis en avant à Marseille pour illustrer à la fois les difficultés à mettre en œuvre le droit à l'eau, mais surtout, les possibilités qui s'offrent aux citoyens de faire valoir ce droit, figure l'exemple de « l'affaire Mazibuko », quand des citoyens de Soweto ont porté plainte contre la municipalité de Johannesburg pour non-respect de leur droit à l'eau et à l'assainissement.


En Afrique du Sud, droit à l'eau et lutte contre les inégalités : même combat
Lorsqu'on évoque le droit à l'eau, l'Afrique du Sud fait souvent figure d'exemple dans la mesure où elle est un des seuls pays au monde à avoir reconnu le droit à l'eau et à l'assainissement dans sa Constitution et qu'elle a montré une véritable volonté politique de faire « du droit à l'eau pour tous » une réalité depuis l'avènement démocratique.
Si la réalisation du droit à l'eau et à l'assainissement appartient prioritairement aux Etats qui peuvent mettre en place différentes initiatives (cadre législatif et institutionnel, politiques sociales, tarifications spéciales pour les publics vulnérables, etc.), ils ne sont pas les seuls à œuvrer à sa réalisation. Au contraire, la société dite « civile » a elle aussi un rôle à jouer au travers d'actions de plaidoyer et peut, lorsque les dispositifs juridiques des pays le permettent, saisir les tribunaux.
Sur ce point également, l'Afrique du sud constitue un exemple central dans la mesure où elle a été le théâtre d'un procès majeur questionnant la notion de droit à l'eau dans des zones urbaines défavorisées.
Dès 1994, l'une des priorités du nouveau gouvernement de l'African National Congress (ANC) est de gommer les inégalités issues de l'apartheid et de généraliser l'accès aux services de base. Une vaste réforme du secteur est engagée et la compétence eau est transférée aux municipalités. La mission des autorités locales est alors de concilier trois impératifs imposés par l'Etat: environnemental (préservation de la ressource), financier (équilibre financier et recouvrement des coûts) et social (accès pour tous et affirmation du droit à l'eau dans la Constitution). La politique nationale de l'eau gratuite, politique universelle sans ciblage consistant à fournir à chaque ménage au minimum 6m3 d'eau gratuite par mois, mise en place à l'échelle municipale, matérialise la volonté politique et sociale de permettre à l'ensemble des citoyens de réaliser leur droit à l'eau.

Economiser l'eau à Soweto
Dans ce cadre, la municipalité de Johannesburg, à l'instar des autres municipalités sud-africaines, s'engage à la fin des années 1990 dans un processus de renouvellement de sa politique de l'eau sous l'impulsion de l'Etat. Dans le même temps, un plan de renouvellement urbain, annoncé par la municipalité de Johannesbourg en 1999, incluait la restructuration de certains services essentiels, dont les services d'eau. La compagnie d'eau Johannesburg Water (JW) fut ainsi créée en 2001 et signa un contrat de gestion de cinq ans avec JOWAM (consortium d'acteurs privés au capital détenu à 63% par Suez) afin d'optimiser ses performances.
Dès sa création, le défi de la compagnie d'eau était d'étendre le service aux populations pauvres et de réduire le taux de fuites physiques dans les réseaux, ainsi que les pertes commerciales s'élevant à 43% à l'échelle de la municipalité. Au début des années 2000, il fut estimé que Soweto, un des plus importants townships de la ville, représentait 70% de ces mêmes pertes. De plus, le taux de non-paiement y était estimé à 87%, perçu par la municipalité comme une des manifestations de la « culture de non-paiement » des citoyens pauvres héritée de l'apartheid.
Afin de répondre au triple impératif imposé par le gouvernement, la municipalité, qui regroupe de nombreux townships autour des quartiers résidentiels ou d'affaires, lança à Soweto le projet « Operation Gcin'amanzi » (OGA) (« économiser l'eau » en zoulou). Ce projet d'envergure, qui concernait environ 32% des connexions de la ville et 67.5% des connexions dénombrées dans les townships, comprenait l'installation de 170 000 compteurs à prépaiement qui, s'ils ont l'avantage de simplifier la gestion du budget par les consommateurs, reportent certains coûts sur les usagers (avance sur consommation, réapprovisionnement des cartes électroniques servant à son activation, etc.).
L'objectif du projet était de répondre à deux préoccupations majeures : une première, environnementale (nécessité de préservation de la ressource et de régulation de la demande), une seconde, d'ordre économique et financier. En effet, dans un pays confronté à une situation de stress hydrique, la préservation de la ressource tout en garantissant l'accès à l'eau à un coût raisonnable pour tous représentait l'enjeu central du projet. L'initiative devait ainsi permettre de réduire les pertes physiques en améliorant les infrastructures, et réduire les pertes commerciales en installant des compteurs à prépaiement.

De la rue aux tribunaux
Dès ses prémices, le projet fut l'objet de nombreuses controverses de la part de résidents et de représentants de mouvements sociaux s'opposant à sa mise en œuvre. Après plusieurs mois de contestation, et devant l'incapacité de leur démarche à infléchir les positions de l'autorité publique, cinq représentants du quartier de Phiri décidèrent de faire passer leurs revendications de la rue aux tribunaux au travers du lancement d'un procès, aujourd'hui internationalement connu sous le nom « d'affaire Mazibuko », en référence au nom de la première requérante. Fondée sur le droit à l'eau constitutionnel, la plainte déposée par ces résidents, sous l'impulsion des deux organisations militantes (l'Anti Privatisation Forum (APF) et la Coalition Against Water privatization (CAWP)), supportées par une organisation de défense des droits de l'homme (Centre for Applied Legal Studies (CALS)) et un avocat constitutionnel renommé, dénonce le projet OGA et, plus généralement, trois aspects de la politique municipale.
En premier lieu, il est estimé que l'installation de compteurs à prépaiement restreint la réalisation du droit à l'eau des bénéficiaires du projet dans la mesure où ces outils sociotechniques limitent l'accès à l'eau de manière automatique et sans notification préalable. A cet effet, les plaignants demandaient la reconnaissance du caractère illégal et inconstitutionnel des compteurs à prépaiement par la Cour.
En deuxième lieu, la plainte dénonçait l'insuffisance du volume d'eau gratuite (6m3/mois/ménage) fourni dans le cadre de la politique de l'eau gratuite compte tenu de la taille des ménages pauvres. En effet, le volume minimum d'eau gratuite fourni dans le cadre de la politique sociale a été calculé en référence à une taille moyenne des ménages correspondant à 8 personnes. Conformément aux recommandations de l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS), 25l/personne/jour est un volume suffisant pour satisfaire aux besoins essentiels (eau pour la boisson, l'hygiène personnelle et du foyer, l'assainissement de base et la préparation de la nourriture). Au contraire, les requérants montrent que les ménages résidants à Soweto sont en moyenne composés de 16 personnes, incluant des membres de la famille mais également des locataires, souvent informels, vivant dans des « backyard shacks ». Dans ce cadre, les plaignants demandaient à la Cour de reconnaître le caractère inconstitutionnel de ce standard. Par ailleurs, les requérants remettaient en cause la méthode de ciblage des aides sociales en soulignant le fait que l'eau gratuite est dispensée sur la base de la notion de « propriété » avec la conception fausse qu'une propriété équivaut à un ménage. Ils mettent ainsi en exergue que le volume d'eau dispensé gratuitement bénéficie à l'ensemble de la propriété qu'elle que soit sa composition (présence de plusieurs familles, de locataires, etc…) et ne respecte pas les directives gouvernementales.
En troisième lieu, les requérants mettaient en lumière le caractère discriminatoire de la politique de l'eau menée par la municipalité dans la mesure où les compteurs à prépaiement ont été uniquement installés dans une partie de la ville caractérisée par des conditions socio-économiques défavorisées, obligeant les ménages pauvres à payer l'eau en avance alors que les foyers plus riches continuaient à bénéficier d'un système de facturation classique et pouvaient donc jouir de crédits ou négocier les délais de paiement en cas de difficultés financières. Ce procès soulevait donc une question ancienne en Afrique du sud, celle de la discrimination imposée par l'Etat et de l'affrontement entre une partie de la population pauvre et noire, et une autre plus riche et blanche bénéficiant de meilleures conditions socio-économiques et d'accès aux services essentiels. Ce procès remettait donc au centre des débats des questions sensibles dans un pays où la démocratie est encore un édifice en construction et où, si les questions raciales sont censées être dépassées, la transformation politique, sociétale, économique et sociale n'est que partielle ou sélective et qu'en parallèle émerge un discours sur l'avènement d'une société divisée selon les classes sociales et non plus sur les races.
Au final, les requérants demandaient au tribunal d'ordonner à Johannesburg Water et à la municipalité d'offrir deux options techniques aux résidents, à savoir un compteur classique ou un compteur à prépaiement, d'une part, et d'augmenter le volume d'eau gratuite de 25l/personne/jour à 50l/personne/jour en se basant sur des recommandations émises par certains experts internationaux, d'autre part.

Une politique municipale de l'eau revue
Après un processus juridique de plus de trois ans ayant d'abord donné raison aux plaignants, en septembre 2009, la plus haute Cour du pays, la Cour Constitutionnelle, a finalement rendu une décision légitimant la politique de la municipalité et de la compagnie d'eau et rejetant l'ensemble des arguments avancés par les résidents de Soweto ainsi que les décisions des cours inférieures. Pourtant, paradoxalement, la défaite des plaignants n'est pas synonyme d'échec. Au contraire, le processus juridique a contraint la municipalité et l'opérateur à examiner de manière critique et à modifier de manière substantielle et avec des avancées sociales et techniques significatives la politique d'accès à l'eau relative aux urbains pauvres.
Premièrement, sous l'impulsion du processus juridique, la municipalité et l'opérateur ont développé des compteurs à prépaiement plus sociaux. Ces innovations techniques ont pour objectif de mieux prendre en compte la situation des ménages les plus pauvres et de proposer des solutions aux problèmes soulevés lors du procès Mazibuko, notamment celui des déconnexions automatiques sans notification préalable des usagers, ou celui du volume d'eau disponible pour des cas particuliers. Ainsi, en cas de coupure d'eau, le « nouveau » compteur peut délivrer un débit minimum de 40l/h avec une pression faible, ce qui permet aux usagers de bénéficier continuellement d'un volume minimal d'eau. Par ailleurs, un volume de sécurité (« emergency water ») de 1000 litres peut être déclenché quatre fois par an pour des raisons exceptionnelles. Cette mesure est importante pour lutter contre les incendies fréquents dans les townships en raison de l'usage massif de pétrole lampant. Au-delà, 2000 litres d'eau supplémentaires peuvent être exceptionnellement alloués en cas de besoins spéciaux (« special needs ») sur simple demande adressée aux autorités locales. Toutefois, d'après les services municipaux, ce système est d'une efficacité relative dans la mesure où les résidents ne sont pas correctement informés de son existence et du fait de la complexité de ses modalités de gestion.
Par ailleurs, si le processus de révision des aides sociales avait été initié avant le début du procès, les contours de l'Expanded social package (adopté en 2009) relatifs à l'accès à l'eau ont quant à eux été largement puisés dans les arguments échangés au cours de l'affaire Mazibuko. Ainsi, le nouveau système apporte deux nouveautés essentielles : il permet de bénéficier de plus d'eau gratuite en fonction du niveau de pauvreté calculé selon une nouvelle méthode, et tente d'être plus inclusif en offrant un système de ciblage supposé plus performant. Dorénavant, selon leur niveau de pauvreté, les usagers peuvent bénéficier de 10 à 15 m3 d'eau gratuite par mois. Une tarification avantageuse est également proposée au-delà du volume d'eau gratuite pour les indigents. Par ailleurs, le nouveau système d'aides sociales propose un ciblage non plus des unités d'habitation via les comptes d'abonnés de la municipalité mais des individus, l'objectif étant de diminuer les erreurs d'exclusion. Ainsi, tous les individus, y compris les locataires, peuvent s'enregistrer en tant qu'indigents auprès de la municipalité qui tente d'avoir une vision plus juste de la réalité des unités d'habitation dans les quartiers pauvres.
S'il est un peu tôt pour juger de l'impact de ces avancées sur l'accès à l'eau des urbains pauvres, elles n'en constituent pas moins une preuve de l'impact de la reconnaissance du droit à l'eau et de son usage devant les tribunaux par la société dite civile. En effet, cet exemple montre que, paradoxalement, le recours au droit, même quand il ne se solde pas par une victoire des requérants, peut être un outil efficace au service de l'amélioration des politiques publiques et de la réalisation du droit à l'eau des urbains pauvres. Le processus juridique a contraint les agents de la municipalité, de la compagnie d'eau et les décideurs politiques à regarder de manière critique leur manière de faire la ville. Toutefois, par son caractère coûteux, long, incertain et demandant une expertise juridique conséquente, le recours aux cours de justice pour faire valoir le droit à l'eau n'est pas une option aisée pour les usagers et, compte tenu des nombreuses limites de la démarche légale, la négociation entre acteurs doit être privilégiée.
Au-delà , la saisie des cours de justice est une manière de rappeler aux gouvernements du monde entier que l'accès à l'eau pour tous est un droit, démontrant ainsi que la reconnaissance constitutionnelle du droit à l'eau, si elle n'est pas un gage d'amélioration de facto de l'accès, reste un outil au service d'une meilleure « accountability » du gouvernement (2).
Enfin, cette « solution » n'en est qu'une parmi d'autres. Le Forum Mondial de l'Eau de Marseille sera l'occasion de mettre en lumière de nombreuses autres solutions permettant de réaliser le droit à l'eau et à l'assainissement, particulièrement des populations marginalisées.
Cet article est issu du travail de doctorat de Julie Aubriot (LATTS/ENPC) soutenu financièrement par Action contre la Faim (ACF) et l'Agence Française de Développement (AFD). Une version plus détaillée est publiée dans la collection « Focales » de l'AFD début 2012: Accès à l'eau et usages militants du droit: Étude de cas à Soweto


(1) Le droit à l'eau a été formalisé au niveau international en 2002 par l'adoption du Commentaire Général n°15 par le Comité des Droits Economiques, Sociaux et Culturels qui le définit comme le droit de chacun de disposer d'un « approvisionnement suffisant, physiquement accessible et à un coût abordable, d'une eau salubre et de qualité acceptable pour les usages personnels et domestiques ».
(2) Renvoie à l'idée de responsabilité du gouvernement à rendre des comptes.


Julie Aubriot
Membre fondatrice de Waterlex (
www.waterlex.org)
Chargé de mission « droit à l’eau » au Conseil Mondial de l’Eau
Email: julie.aubriot@latts.enpc.fr

WaterLex - Genève - Suisse
 
 

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